Depardon

Le travail de Raymond Depardon présente l’intérêt entre autres choses d’avoir simplement rendu compte de « comment c’était » à une époque donnée et dans un espace donné. Ce travail a consisté principalement à filmer (et à photographier) des catégories de gens pris dans leur espace social, leur univers à eux, et c’est là une gajeure qui n’est guère tenue que par l’émission « Stip-Tease » avec autant de brio. On n’a pas fini d’étudier la portée immense de ce genre de travaux, ces vrais témoignages d’explorateurs qui permettront de dire un jour « voilà, à l’époque, les gens vivaient comme ça ».

Au delà de toute analyse sociologique pompeuse, regarder certains reportages de Raymond Depardon donne simplement à penser sur:

– ce qu’était la rue il y a seulement 30-40 ans: son état de salubrité concret, l’agencement du mobilier urbain, le genre de boutique qui existait, le style de typographie des enseignes dénottant encore une recherche d’harmonie et de retenue même dans le commerce, l’habitat des gens etc..

– ce qu’étaient les gens: leur façon de s’habiller, de bouger, de parler… Par exemple on remarque que la population avait en général des démarches beaucoup plus raides et des postures beaucoup plus maintenues (on dit « guindé » quand on n’est pas d’accord) qu’aujourd’hui.

Ainsi Depardon en s’approchant de la plus pure objectivité par son point de vue d’observateur caché rend un témoignage vivant sur son époque. Or, ce qui nous manque le plus sans doute lorsque des historiens évoquent la Grèce antique, Rome, la Germanie, la France catholique et royale, c’est que jamais  n’est évoqué l’apparence physique des gens ni leur gestuelle ni leur parler etc… Par contre on dispose de quantités d’informations (souvent contradictoires) sur leur mode de vie et sur l’organisation de leurs sociétés. Mais tant que l’on ne va pas au nerf de leurs vies à tous ces gens, véritablement au type d’énergie qui les mouvaient, au mystère de leurs enthousiasmes particuliers, on ne peut rien comprendre de qui ils étaient.

Il y a je crois davantage de trésors de l’humanité à chercher et à trouver dans la façon de parler et de bouger d’un Céline, d’un Luchini ou d’un Jacques François que dans tous les bouquins réunis de leurs bibliothèques respectives. Ainsi l’on peut s’intéresser au contenu c’est à dire au savoir, à la culture… Mais aussi au seul style, et l’intitulé de ce site est tout désigné pour ce faire. Merci à Depardon d’avoir immortalisé des éléments de style de son époque (mais pas merci pour être un gros con gauchiste automatique et prétentieux, faut pas déconner non plus) et d’avoir laissé ces reportages que l’on sélectionnera et regardera avec plaisir:

Reporters (1980): très belles scènes dans la rue Saint-Dominique, rushs sur des manifestations gauchistes (slogans débiles, complètement fallacieux), vie quotidienne dans l’agence Gamma…

Faits Divers (1983): bagarres, misère humaine et police à une époque on le verra ou déjà c’était « toujours les mêmes » qui foutaient la merde. Une bonne leçon pour comprendre à quel point rien n’a changé en 30 ans dans la rubrique faits divers en France.

Délits flagrants (1994): le passage devant le bureau du juge de personnes interpellées juste après leurs délits. Imbroglios et situations invraisemblables livrées brutes de décoffrage, presque en caméra cachée.

10ème chambre, instants d’audience (2004): document exceptionnel, il s’agit du passage au tribunal correctionnel de plusieurs prévenus, au hasard des jours. Rencontre brutale, parfois drôle parfois déplaisante, avec les paumés, les malchanceux et les salauds.

Profils paysans (2008): l’incroyable pauvreté et besogne de paysans français qui vivent comme hors du temps, et pourtant bien à notre époque. Foi du charbonnier, levers aux aurores et paysages sublimes.

3 réflexions sur « Depardon »

  1. Ariane

    Et aussi « 1974, une partie de campagne »! Inspiré par les grandes campagnes américaines, VGE avait demandé à Depardon de le suivre pendant sa campagne, afin d’en faire la vidéo officielle de sa campagne…mais le résultat a été tellement édifiant que VGE lui a formellement interdit de le sortir! Il a été visible des années plus tard.
    Giscard d’Estaing et Depardon étaient parait-il amis….je me suis toujours demandé si Depardon avait fait exprès ou non en trompant la confiance de VGE de la sorte….

  2. David

    Cher Lounès,
    Ce qui rend ces reportages complètement étranges et uniques, ainsi que ceux de Strip Tease comme vous l’avez justement rappelé, c’est l’absence de voix off. C’est l’idée qui change radicalement tout. Cette absence enlève une sorte de support foireux, une présence faussement réconfortante. Là on se trouve perdu dans une époque. C’est terrifiant de voir comment c’était avant, il n’y a pas si longtemps. Il y a cette scène délicieuse dans Reporters dans laquelle un jeune Richard Gere traite des paparazzi de « assholes » et se trouve obligé de leur expliquer la signification du terme. On se rend compte que les années 80 étaient terriblement laides que ce soit au niveau des vêtements et des intérieurs. Tout avait l’air plus guindé mais en même temps plus convivial parce que rien n’a l’air branché. Il y a aussi ces scènes de Chirac qui fait campane à Paris et qui passe de boutique en boutique pour serrer des pognes et complimenter les gens sur la qualité de leurs produits. On voit le rusé renard dans son rôle le plus maîtrisé mais on sent quand même un certain plaisir réel à rencontrer pour deux secondes des gens qui lui ressemblent. On se demande s’il serait capable de le refaire aujourd’hui passant d’un kebab où des Turcs regardent une série passant sur le satellite à un paki qui vend de « l’alimentation générale »… Que pense-t-il, le soir quand il se retourne dans son lit et que lui reviennent ces moments dans les commerces français ainsi que sa montée sur le podium après sa réélection de 2002 devant les drapeaux marocains et algériens? Quels sentiments se bousculent en lui?
    Bonne journée à tous,
    David

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