Une principauté hors du droit

Dans les annales de la République, son [Alexandre Djouhri] cas est exceptionnel, sinon unique : pourquoi et comment est-il devenu si puissant ? Avant de tenter de répondre à cette question, il est important de souligner que son cas s’inscrit dans une époque – grosso modo celle qui dure depuis le début des années 1990 – où, sous les effets conjugués de la mondialisation et de la conversion des élites françaises, de droite comme de gauche, au néolibéralisme, l’argent est plus que jamais devenu roi. « Dans le capitalisme de managers des Trente Glorieuses, la place du fric était relativement modeste, écrit un observateur avisé de la vie politique française. (…) Une grande partie de l’establishment qui, hier, servait l’État et avait, chevillé au corps, le sens du bien commun a basculé et n’a plus qu’une idée en tête : se servir. « Servir l’État est devenu ringard », dit Daniel Lebègue, ancien haut fonctionnaire du Trésor et président de Transparency International ; « l’éthique des grands commis de l’État de l’époque des Trente Glorieuses a volé en éclats », renchérit Jean-François Kesler, ancien directeur adjoint de l’ENA. On peut parler à juste titre d’effondrement de l’intérêt général. « Avant, on devait choisir entre le pouvoir et l’argent. Aujourd’hui, on prend les deux. Et vite, si possible », affirme Martin Hirsch, ancien commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté dans le premier gouvernement d’« ouverture » de Nicolas Sarkozy. Encore sur les bancs de l’école, la plupart des apprentis énarques pensent déjà au pantouflage dans le privé pour gagner le plus d’argent possible. De nombreux serviteurs de l’État n’ont pas résisté au mirage que leur fait miroiter le statut des patrons du CAC 40, avec leurs salaires, leurs stock-options, leurs retraites-chapeau. « Les revenus des patrons explosent de façon indécente au moment où la part du salaire ouvrier ne cesse de reculer. Le capitalisme a réinventé la lutte des classes à l’état nu, transformé les patrons en prédateurs de leur propre entreprise au profit de leur fortune individuelle. » Y a-t-il une grande différence entre le comportement des « oligos » – ces technocrates appartenant à la nouvelle oligarchie – qui se goinfrent, sinon immoralement, du moins légalement, parce qu’ils ont assez de poids pour que la loi soit taillée à leur mesure et leurs manips financières optimisées et validées, et le comportement des politiques et des fonctionnaires qui se servent illégalement grâce aux « coms » et aux « rétros » ? Les dirigeants aux appointements indécents se servent de la Liberté pour piétiner les deux autres fondements de la République, l’Égalité et la Fraternité, et se mettent de facto en dehors de la communauté nationale. Une oligarchie politico-financière affranchie des règles auxquelles se soumettent les citoyens « ordinaires » s’est constituée. Les gens qui la composent – hommes politiques, patrons du CAC 40, hauts fonctionnaires et certains intermédiaires – n’empruntent pas les transports en commun, mais voyagent en jet privé ou en ABS (avions utilisés par abus de biens sociaux). Une partie d’entre eux disposent de revenus qui proviennent directement de l’économie clandestine, constitués de rétrocommissions et/ou de financements occultes se traduisant en espèces sorties de valises ou en comptes installés dans des paradis fiscaux.Cette zone de non-droit – il faudrait plutôt parler d’une principauté de non-droit commun – dans laquelle ils vivent est protégée par le secret-défense. Le secret-défense constitue à la fois les douves, les remparts et les courtines de cette zone de non-droit, aux fins de résister aux coups de boutoir que cherchent à lui porter les juges, l’« ennemi ». Elle dispose d’une armée d’archers et d’arquebusiers, souvent regroupés dans des sociétés privées de renseignement – l’appellation officielle des officines – dirigées par d’anciens grands flics, des militaires retraités, d’ex-magistrats ou d’ex-agents secrets. Les ressortissants de cette principauté se méfient de plus en plus de Tracfin, la cellule française de lutte anti-blanchiment rattachée au ministère des Finances, qui dispose des hommes et des outils adaptés à la traque des nouvelles formes de criminalité financière. Comme dans les zones de non-droit de banlieue, ils ont leurs mœurs propres, leurs rites et leurs codes : ils aiment les restaurants et bars des grands hôtels, comme le Ritz et le Bristol, boivent volontiers du Pétrus ou du Château-Latour à plusieurs milliers d’euros la bouteille, paient en liquide avec de grosses coupures, n’ont aucune notion de l’argent. Ils évoluent sur une autre planète.

La puissance d’Alexandre Djouhri ne découlerait-elle pas de son rôle de « facilitateur » du système ? L’homme ne contribue-t-il pas à rendre possible son fonctionnement ? Et, à force de rendre service et de connaître les secrets de la nomenklatura française, du statut de serviteur n’est-il pas passé à celui de grand baron de cette principauté de non-droit 

Pierre Péan, La République des mallettes, p. 27-30.

NB : le cas d’Alexandre Djouhri est-il si exceptionnel que veut bien le dire Péan ? Des levantins nés en Afrique du Nord, au Liban ou en Transnistrie orientale et qui se retrouvent tout-puissants à Paris et dans la République — qui n’est jamais que l’institutionnalisation de la corruption — cela ne rappelle-t-il pas certains noms de la troisième république, bien peu auvergnats eux aussi et certes un peu oubliés du public, mais dont quelqu’un comme Pierre Péan devrait se souvenir ?

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À propos Nicolas

« Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur la toit, et qu'il faillait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix prétendaient que ce souhait était d'une grande impiété, d'autres disaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde, il passa devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de l'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont prétendu que Fabrice, toujours fou,  eut l'idée de jouer le rôle du diable, et qu'il jeta à ces soldats une poignée de sequins. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait semé des sequins sur le plancher de sa chambre, et qu'il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour Farnèse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre. »

9 réflexions sur « Une principauté hors du droit »

  1. NOURATIN

    Il est vrai qu’entre les deux guerres la République vivait aussi des
    moments pimentés à la levantine. ll faut voir, toutefois, comment cela
    s’est terminé. Nous aurons droit, nous aussi, à notre petite débâcle et
    probablement plus tôt que nous en le pensons.
    Peut être sera-ce l’occasion pour un grand homme d’Etat de surgir du néant
    pour venir nous sauver… qui sait? Sans compter que ce coup là, l’homme
    providentiel a des chances sérieuses de s’appeler Mohamed!

  2. VonMises

    L’éthique des 30 glorieuses…MDR
    Dans quelles conditions a été construite la Défense , la grande politique arabe , le bétonnage des montagnes et des plages , la gabegie généralisée
    du secteur nationalisé , le contrôle des prix à la tête du client ,
    la corruption était infiniment pire à l’époque.
    Sur le coup Péan est un clown.

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