Du Nil à la vallée de la Kapissa

Edité en 1896, La tragédie du Korosko dépeint l’enlèvement de touristes Occidentaux naviguant sur le Nil jusqu’à la lisière du Soudan. Khartoum est tombée quelques années plus tôt (1885) sous les coups de la révolte mahdiste, immortalisée par Charlton Heston dans le film éponyme. Après la sortie du roman de Conan Doyle, il faudra encore attendre deux ans pour voir les Anglais reprendre la ville. L’auteur place son intrigue dans cette situation d’incertitude à la frontière égyptienne. Soumise aux razzias des tribus arabes et noires converties à l’islam, les touristes ne se doutent pas du danger qui les guettent entre les ruines antiques et les excursions pittoresques. Bientôt capturés par des guerriers de l’islam, une course poursuite s’engage entre pillards et troupes britanniques venant à la rescousse.

Toujours très actuel dans ses considérations générales, le roman malgré un style vieillot marqué par la bienséance exigée à l’époque, distille au fil des dunes des situations et des analyses qu’on pourrait croire transposées de l’actualité la plus récente. Les Britanniques ont cédé leur place aux Américains comme gendarmes du monde, mais pour le reste les mentalités sur ces sujets ont remarquablement peu évoluées.

Nous entendons toujours, comme Mlle Adams, exporter nos valeurs et faire le bien du monde malgré lui, sans imaginer qu’on puisse penser autrement et nous haïr pour les bienfaits maternels dont nous nous rendons coupables.

– Il y a une chose que je désire ! déclara Mademoiselle Adams de la voix dure et métallique qui camouflait son cœur tendre. C’est de voir le Parlement de ce pays et de lui exposer un certain nombre de faits. Une loi imposant l’usage du collyre serait l’une de mes propositions ; une autre serait l’abolition de ces sortes de voiles qui transforment les femmes en balles de coton trouées pour les yeux.

– Je ne pouvais pas comprendre pourquoi elles portaient des voiles, dit Sadie. Jusqu’au jour où j’en ai vu une qui avait relevé le sien. Alors j’ai compris !

– Elles me fatiguent, ces femmes ! s’écria Mademoiselle Adams irritée. Autant prêcher le devoir, la décence et la propreté à un traversin ! Tenez, hier encore à Abou-Simbel, Monsieur Stephens, je passais devant l’une de leurs maisons (si vous pouvez appeler maison ce pâté de boue) ; j’ai vu deux enfants sur le pas de la porte, avec l’habituelle croûte de mouches autour de leurs yeux et de grands trous dans leurs pauvres petites robes bleues ! Je suis descendue de mon âne ; j’ai relevé mes manches ; je leur ai lavé la figure avec mon mouchoir ; j’ai recousu leurs robes… Dans ce pays, je ferais mieux de débarquer avec ma boîte à ouvrage qu’avec une ombrelle blanche, Monsieur Stephens ! Bref, je me suis piquée au jeu, et je suis entrée dans la maison. Quelle maison ! J’ai fait sortir les gens qui s’y trouvaient et j’ai fait le ménage, comme une domestique. Je n’ai pas plus vu le temple d’Abou-Simbel que si je n’avais jamais quitté Boston. Par contre, j’ai vu plus de poussière et de crasse entassées dans une maison grande comme une cabine de bain de Newport que dans n’importe quel appartement d’Amérique. Entre le moment où j’ai retroussé mes manches et celui où je suis repartie, avec le visage noir comme cette fumée, il ne s’est pas écoulé plus d’une heure ; peut-être une heure et demie, au maximum ! Mais j’ai laissé cette maison aussi nette qu’une boîte neuve. J’avais sur moi un exemplaire du New York Herald ; je l’ai étendu sur leur étagère. Eh bien. Monsieur Stephens, je suis allée me laver les mains au-dehors, et quand je me suis retournée, les enfants avaient encore les yeux pleins de mouches et ils n’avaient pas changé, sauf qu’ils avaient chacun sur la tête un petit chapeau de gendarme fait avec mon New York Herald.

Les Français croient toujours que l’islamisme est un complot inventé par les Anglo-Saxons. A La Patrie s’est substitué Le monde diplomatique.

– Des derviches, Monsieur Headingly ? disait-il en excellent anglais mais en séparant les syllabes comme la plupart des Français. Mais il n’y a pas de derviches. Les derviches n’existent pas !

– Moi, je croyais que le désert en était rempli, répondit l’Américain. Monsieur Fardet jeta un regard oblique vers l’endroit où brillait dans les ténèbres le feu rouge du cigare du colonel Cochrane.

– Vous êtes Américain, et vous n’aimez pas les Anglais, murmura-t-il. Tout le monde sur le continent sait que les Américains sont hostiles aux Anglais.

– Ma foi, déclara Headingly de sa voix lente et réfléchie, je ne nierai pas que nous avons nos petits désaccords, et que certains de mes compatriotes, spécialement ceux de souche irlandaise, sont des anti-Anglais enragés ; cependant la grande majorité des Américains ne pense aucun mal de la mère patrie. Les Anglais peuvent parfois nous exaspérer, mais ils sont de notre famille ; nous ne l’oublions jamais.

– Soit ! dit le Français. Du moins puis-je m’exprimer avec vous comme je ne pourrais pas le faire avec les autres sans les offenser. Et je répète qu’il n’y a pas de derviches. Les derviches ont été inventés par Lord Cromer en 1885.

– Vous ne parlez pas sérieusement ! s’écria Headingly.

– C’est un fait bien connu à Paris ; il a été publié par La Patrie et d’autres journaux renseignés.

– Mais c’est colossal ! Voudriez-vous dire par là, Monsieur Fardet, que le siège de Khartoum et la mort de Gordon et le reste ont fait partie d’un vaste bluff ?

– Je ne conteste pas qu’une émeute ait eu lieu, mais c’était un incident local, comprenez-vous ? Un incident oublié depuis longtemps. Depuis, le Soudan a joui d’une paix réelle.

– Mais j’ai entendu parler de razzias, Monsieur Fardet, et j’ai lu des comptes rendus de combats, également, quand les Arabes ont tenté d’envahir l’Égypte. Avant-hier nous avons dépassé Toski ; l’interprète
nous a indiqué qu’une bataille y avait été livrée. Était-ce aussi du bluff ?

– Peuh, mon ami, vous ne connaissez pas les Anglais ! Vous les regardez fumant la pipe et le visage épanoui, et vous dites : « Ce sont vraiment de braves gens, des gens simples, qui ne feraient pas de mal à une mouche ! » Mais tout le temps ils réfléchissent, ils guettent, ils font des projets. « Voici la faible Égypte, disent-ils. Allons-y ! » Et ils s’abattent sur elle comme une mouette sur une croûte de pain. « Vous n’avez aucun droit sur l’Égypte ! proteste le monde. Allez-vous en ! » Mais l’Angleterre a déjà commencé à mettre de l’ordre partout, tout comme cette bonne Mademoiselle Adams quand elle envahit la maison d’un Arabe. « Allez-vous en ! » répète le monde. « Certainement, répond l’Angleterre. Attendez encore une petite minute, pour que j’aie le temps de tout rendre propre et net. » Le monde attend alors pendant un an ou deux, puis il répète à nouveau : « Allez-vous en ! » Et l’Angleterre réplique : « Patientez un peu : il y a du grabuge à Khartoum ; quand la tranquillité sera rétablie, je serai ravie de m’en aller. » Et le monde patiente. Mais le monde, lorsque le grabuge de Khartoum est terminé, insiste pour que l’Angleterre s’en aille. « Comment pourrais-je partir, demande l’Angleterre, quand il y a encore des razzias et des batailles en cours ? Si je m’en allais, l’Égypte serait la proie des sauvages ! » Et le monde s’étonne : « Mais il n’y a pas de razzias ni de batailles ! » Alors l’Angleterre : « Ah, il n’y en a pas ? » Et dans la semaine qui suit, ses journaux regorgent de récits sur les raids et les expéditions des derviches. Nous ne sommes pas tous aveugles, Monsieur Headingly ! Nous comprenons très bien comment on arrange les choses : quelques Bédouins, un petit bakhchich, des cartouches à blanc et, attention, une razzia !

– Bien, bien ! fit l’Américain. Je suis heureux de connaître la vérité sur cette affaire, car elle m’a souvent intrigué. Mais qu’y gagne l’Angleterre ?

– Je vois. Vous voulez dire, par exemple, qu’il existe un tarif préférentiel pour les marchandises anglaises ?

– Non, Monsieur. Le tarif est le même pour tous.

– Alors que les Anglais y obtiennent des contrats ?

– Exactement, Monsieur.

– Par exemple, la voie ferrée que l’on construit le long du fleuve et qui traverse le pays a été l’objet d’un contrat intéressant pour une société anglaise ?

Monsieur Fardet avait de l’imagination, mais il était honnête.

– C’est une compagnie française, Monsieur, qui a obtenu le contrat pour la voie ferrée.

L’Américain s’étonna.

– Les Anglais ne paraissent pas avoir gagné grand-chose, comparativement aux difficultés qu’ils ont rencontrées, dit-il. Mais enfin ils doivent bien bénéficier de quelques avantages indirects. Par exemple, l’Égypte paye certainement l’entretien de tous ces habits rouges au Caire ?

– L’Égypte, Monsieur ? Non, ils sont payés par l’Angleterre. – Eh bien, il ne m’appartient pas de dire aux Anglais comment gérer leurs intérêts, mais j’ai l’impression qu’ils se donnent beaucoup de mal pour pas grand-chose ! S’il leur plaît de maintenir l’ordre et de garder la frontière au prix d’une guerre incessante contre les derviches, je ne vois pas pourquoi quelqu’un y trouverait à redire. La prospérité du pays s’est considérablement accrue depuis leur arrivée : les statistiques sur le revenu le prouvent. On m’a également assuré que les pauvres gens se faisaient rendre justice à présent, ce qui ne leur était jamais arrivé.

– Mais enfin que font-ils par ici ? s’écria le Français en colère. Qu’ils retournent donc dans leur île ! Nous ne pouvons pas tolérer qu’ils se répandent ainsi partout dans le monde.

– Évidemment nous Américains, qui vivons chez nous sur notre propre terre, nous avons du mal à admettre que vous, peuples européens, vous vous répandiez constamment dans d’autres pays qui vous
sont parfaitement étrangers. Certes nous avons beau jeu de parler ainsi, car notre peuple dispose de plus de place qu’il ne lui en faut. Quand nous commencerons à être surpeuplés, nous devrons nous aussi procéder à des annexions. Mais pour l’heure voici rien qu’en Afrique du Nord l’Italie en Abyssinie, l’Angleterre en Égypte, la France en Algérie…

– La France ! s’exclama Monsieur Fardet. Mais l’Algérie appartient à la France ! Vous riez, Monsieur ? J’ai bien l’honneur de vous souhaiter une très bonne nuit !

Dressé dans sa dignité patriotique offensée, il se leva pour regagner sa cabine.

Le devoir des peuples supérieurs à civiliser les races inférieures, bien que justifié par un habillage quelques peu remis au goût du jour, reste intact dans les consciences occidentales. On retrouve l’argumentaire ayant conduit à la guerre en Irak.

– Ma foi, déclara le colonel Cochrane en croisant les jambes et en se penchant en avant avec l’air décidé de quelqu’un qui a une opinion bien arrêtée, je ne suis pas du tout d’accord avec vous, Brown ! Et j’estime que l’étroitesse de votre raisonnement s’accorde mal avec les impératifs de l’Angleterre. Je pense que derrière les intérêts nationaux, derrière la diplomatie et tout le reste, il existe une grande force directrice (une Providence, en fait) qui depuis toujours extrait le meilleur de chaque peuple et s’en sert pour le bien de l’ensemble. Quand un peuple cesse de s’y soumettre, il est mûr pour quelques siècles d’hôpital, comme l’Espagne ou la Grèce : c’est que la qualité l’a quitté. Un homme ou une nation ne sont pas placés sur cette terre uniquement pour faire ce qui est agréable ou ce qui rapporte. On nous demande souvent d’entreprendre ce qui est à la fois déplaisant et coûteux ; mais si l’entreprise est juste, nous devons marcher et ne pas nous dérober…

Headingly fit un signe de tête approbateur.

– … À chacun sa propre mission ! L’Allemagne excelle dans la pensée abstraite ; la France dans la littérature, les arts et la grâce. Mais vous et nous (car tous ceux qui parlent anglais sont sur le même bateau) nous avons dans notre élite une conception plus élevée du sens moral et du devoir public que dans n’importe quel autre peuple. Or, ce sont les deux qualités qui sont nécessaires pour diriger une race plus faible. Vous ne pouvez pas aider des peuples faibles par de la pensée abstraite ou des arts d’agrément, mais seulement par ce sens moral qui tient en équilibre les plateaux de la justice et qui se garde pur de toute souillure. C’est ainsi que nous gouvernons les Indes. Nous sommes arrivés là-bas par l’effet d’une sorte de loi naturelle, tout comme l’air se précipite pour combler un vide. Partout dans le monde, contre notre intérêt direct et au mépris de nos intentions délibérées, nous sommes poussés à faire la même chose. Cela vous arrivera à vous aussi : la pression de la destinée vous obligera à administrer toute l’Amérique, du Mexique au cap Horn.

Headingly émit un sifflement.

– Nos chauvins seraient heureux de vous entendre, colonel Cochrane ! dit-il. Ils voteraient pour vous au Sénat et feraient de vous un membre de la Commission des Affaires Étrangères !

– Le monde est petit, et il se rapetisse chaque jour. Il constitue un organisme unique : une gangrène locale pourrait se propager et vicier tout l’ensemble. Il n’y a pas place sur la terre pour des gouvernements malhonnêtes, manquant à leurs engagements, tyranniques, irresponsables. Leur existence serait toujours une source de troubles et de dangers. Mais de nombreuses races semblent être si incapables de progrès qu’il faut désespérer de les voir un jour se donner un bon gouvernement. Que faut-il donc faire ? La Providence autrefois résolvait le problème par l’extermination : un Attila, un Tamerlan élaguaient les branches les plus faibles. Des règles moins rigoureuses se sont substituées : les Khanates de l’Asie Centrale et les États protégés de l’Inde en sont le témoignage. Puisque cette œuvre doit être accomplie, et puisque nous sommes les mieux outillés pour la réussir, je pense que nous récuser serait une lâcheté et un crime.

– Mais qui tranche la question de savoir si vous êtes les mieux outillés pour intervenir ? objecta l’Américain. N’importe quelle nation pirate pourrait utiliser ce prétexte pour s’annexer la terre entière.

– Ce sont les événements qui tranchent. Des événements inexorables et inévitables. Prenez par exemple cette affaire d’Égypte. En 1881, personne ne songeait chez nous à intervenir en Égypte ; et pourtant en 1882 nous avons pris possession du pays. La succession des événements ne nous a pas laissé de choix. Un massacre dans les rues d’Alexandrie, l’installation de canons pour chasser notre flotte qui se trouvait là, vous le savez, afin de remplir les solennelles obligations d’un traité, ont précédé le bombardement. Le bombardement a précédé un débarquement destiné à sauver la ville de la destruction. Le débarquement a entraîné une extension des opérations… Et nous voici avec le pays sur les bras. Quand les troubles ont éclaté, nous avons supplié, imploré les Français et bien d’autres de venir nous aider à rétablir l’ordre : ils ont tous fait la sourde oreille, mais ils sont déjà prêts à nous tirer dans les jambes. Quand nous avons essayé de sortir de ce guêpier, l’insurrection des derviches a éclaté, et nous avons dû nous cramponner plus solidement que jamais. Nous n’avons pas revendiqué cette tâche ; mais puisque nous sommes obligés de l’accomplir, au moins faisons-la bien. Nous avons installé la justice, purifié l’administration, protégé les pauvres. L’Égypte a davantage progressé au cours des douze dernières années que depuis l’invasion musulmane au septième siècle. En dehors du traitement de deux cents hommes, qui dépensent d’ailleurs leur argent dans le pays, l’Angleterre n’a pas retiré, directement ou indirectement, un seul shilling de toute l’opération. Je ne
crois pas que vous trouviez dans l’histoire une œuvre mieux réussie et plus désintéressée.

On retrouve les mêmes guerriers de l’islam.

À présent le petit groupe d’excursionnistes se tenait au pied du roc d’Abousir ; si les Arabes n’avaient pas brandi leurs fusils, ils auraient puse croire tombés aux mains de sauvages du septième siècle ; rien en effet ne distinguait leurs ravisseurs des guerriers du désert qui les premiers avaient porté l’emblème du croissant hors de l’Arabie. L’Orient est immuable. Les pillards derviches n’étaient pas moins braves, moins cruels, moins fanatiques que leurs ancêtres. Ils formaient le cercle, appuyés sur leurs fusils ou leurs lances, et considéraient leurs captifs avec des yeux triomphants.

Les Français, libres-penseurs, prennent toujours autant à la légère les questions religieuses, et les Occidentaux pensent toujours être aimés et servir de modèle unanimement salués. Comment donc pourrait-on avoir des ennemis ?

– D’après ce que je comprends, répondit le colonel, tout est terminé pour nous.

– Mais c’est absurde ! s’écria le Français tout excité. Pourquoi ces gens là me feraient-ils le moindre mal ? Je ne leur ai jamais nui. Au contraire, j’ai toujours été leur ami. Si je pouvais leur parler, je me ferais comprendre.

Holà, interprète ! Mansoor !…

Les gestes passionnés de Monsieur Fardet attirèrent l’attention du chef bagarra. Celui-ci posa à nouveau une question brève ; Mansoor, agenouillé à ses pieds, lui répondit.

– … Dites-lui que je suis Français, interprète ! Dites-lui que je suis un ami du Khalife. Dites-lui que mes compatriotes n’ont jamais eu de querelles avec lui, mais que ses ennemis sont aussi les nôtres !

– Le chef demande quelle est votre religion, dit Mansoor. Il dit que le Khalife n’a nullement besoin de l’amitié des infidèles et des incroyants.

– Expliquez-lui qu’en France nous considérons toutes les religions comme bonnes.

– Le chef dit qu’il n’y a qu’un chien blasphémant et le fils d’un chien pour affirmer que toutes les religions sont aussi bonnes les unes que les autres. Il dit que si vous êtes vraiment l’ami du Khalife, vous accepterez le Coran et deviendrez ici même un véritable croyant. Dans ce cas, il vous enverra sain et sauf à Khartoum.

– Et sinon ?

– Sinon, vous partagerez le sort des autres.

– Alors présentez mes compliments à Monsieur le chef, et dites-lui que les Français n’ont pas pour habitude de changer de religion sous la contrainte.

Le chef prononça quelques mots, puis se détourna pour conférer avec un Arabe trapu qui se trouvait à côté de lui.

– Il dit, Monsieur Fardet, poursuivit l’interprète, que si vous parlez encore, il fera de vous une pâtée qu’il donnera aux chiens. N’ajoutez rien qui le mette en colère, Monsieur, car il est en train de décider de notre sort.

On retrouve ce pragmatisme des vrais croyants.

– Remercions le Ciel, Messieurs, car je crois que nous sommes sauvés pour l’instant ! murmura Mansoor en essuyant son front tout barbouillé de sable. Ali Wad Ibrahim a dit qu’un incroyant ne méritait que le tranchant du sabre de la part d’un fils du Prophète, mais que le beit-el-mal d’Omdurman se trouverait mieux d’avoir l’or que paieraient pour vous vos familles. Jusqu’au versement de cette rançon, vous pourrez travailler comme esclaves du Khalife, à moins qu’il ne décide de vous mettre à mort. Vous monterez à dos de chameau et vous partirez avec le détachement.Ayant attendu la fin de la traduction, le chef donna un ordre bref ; un nègre fit un pas en avant et leva un long sabre recourbé. L’interprète se recroquevilla comme un lapin qui voit un furet et se prosterna à nouveau sur le sable.

– Que se passe-t-il, Cochrane ? demanda Cecil Brown. Le colonel avait en effet servi en Orient, et il était le seul des touristes à avoir quelques notions d’arabe.

– Pour autant que je comprenne, il dit qu’il est inutile d’épargner l’interprète, puisque personne ne se soucierait de payer une rançon pour lui, et qu’il est trop gras pour faire un bon esclave.

L’altérité, malgré tous les discours sur la différence, sur l’Autre, n’est pas plus pensée aujourd’hui qu’à l’époque. L’altérité, l’Autre, pour nos contemporains ce sont cuisines différentes, des musiques aux sonorités lointaines, mais dès qu’on aborde la question des mœurs l’incompréhension est totale.

– Ces gens-là n’ont pas l’air de vouloir nous faire du mal, Monsieur Stephens, remarqua-t-elle. Ils doivent avoir une religion tout comme nous ; sans doute trouvent-ils mauvais ce que nous trouvons mauvais…

Stephens hocha la tête sans répondre. Il avait assisté au massacre des âniers, que n’avait pas vu la vieille Américaine.

– … Peut-être, reprit-elle, leur sommes-nous envoyés pour les guider sur une meilleure voie. Peut-être sommes-nous désignés pour accomplir une bonne œuvre chez eux.

Si sa nièce n’avait pas été là, son tempérament énergique et entreprenan taurait trouvé du réconfort dans la possibilité d’une glorieuse évangélisation de Khartoum, ou de la transformation d’Omdurman en une petite réplique d’une ville de la Nouvelle-Angleterre aux larges avenues.

Le portrait du Français du groupe est remarquablement contemporain même si on peut penser qu’aujourd’hui, si on le lui demandait, il se convertirait sans faire de difficulté.

– Moi j’aurais aimé mourir en dormant, dit Sadie. Ce doit être merveilleux de s’éveiller et de se trouver dans l’autre monde ! Au collège, Hetty Smith nous répétait toujours : « Ne me dites pas bonne nuit, mais souhaitez-moi un bon matin dans un monde meilleur. »

Sa tante puritaine hocha la tête.

– Se présenter sans préparation devant le Créateur, Sadie, c’est terrible !

– C’est la solitude de la mort qui est terrible, dit Madame Belmont. Si nous mourions en même temps que tous ceux que nous aimons, nous envisagerions la mort simplement comme un changement de demeure.

– Si le pis survient, nous ne serons pas seuls, rectifia son mari. Nous partirons tous ensemble, et nous trouverons de l’autre côté Brown, Headingly et Stuart qui nous attendent.

Le Français haussa les épaules. Il ne croyait pas dans une autre vie après la mort, mais il enviait aux deux catholiques la sérénité de leur foi. Il sourit intérieurement en pensant à ce que diraient ses amis du café Cubat s’ils apprenaient qu’il avait sacrifié sa vie sur l’autel de la foi chrétienne. Tantôt cette idée l’amusait, tantôt elle l’exaspérait ; ce qui ne l’empêchait de soigner son poignet blessé tout comme une mère aurait emmailloté son bébé malade.

– Et qui va argumenter avec ce moulah ? interrogea Fardet. Il importe grandement que la discussion se déroule avec le plus de naturel possible, car s’il supposait que nous ne faisions qu’essayer de gagner du temps, il refuserait de nous endoctriner davantage.

– Il me semble que Cochrane devrait s’en charger, puisque la proposition émane de lui, dit Belmont.

– Excusez-moi ! s’écria le Français. Je ne voudrais rien dire contre notre ami le colonel, mais il n’est pas possible que le même homme excelle en tout. S’il s’en charge, c’est aller délibérément au-devant d’un échec : le moulah lira dans le jeu du colonel à livre ouvert.

– Vous croyez ? demanda le colonel avec dignité.

– Oui, mon ami, il lira en vous ! Comme la plupart de vos compatriotes, vous manquez totalement de sympathie pour les idées des autres peuples, et c’est d’ailleurs le grand défaut que je reproche à votre nation.

– Oh, laissez tomber la politique ! s’impatienta Belmont.

– Je ne parle pas politique. Je parle pratique. Comment le colonel Cochrane pourrait-il faire croire au moulah qu’il s’intéresse réellement à sa religion, alors que pour lui il n’existe pas d’autre religion au monde
que celle que lui a inculquée la petite secte qui l’a élevé ? J’ajoute pour le colonel que je suis sûr que n’ayant rien d’un hypocrite, il ne pourrait jamais jouer assez bien la comédie pour abuser cet Arabe !

Le colonel avait le dos raide et le visage fermé de l’homme qui se demande s’il doit se considérer comme insulté ou félicité.

– Chargez-vous donc de la discussion si vous en avez envie, dit-il enfin. Je serai ravi d’être libéré de cette corvée.

– Je pense en effet que je suis le plus apte à cette tâche, puisque toutes les religions m’intéressent également. Quand je cherche à m’informer, c’est en vérité parce que je souhaite être informé, et non pas pour tenir un rôle.

– … Maintenant, reprit le moulah dont la voix avait perdu son timbre conciliant et persuasif, l’heure est venue. Ici sur le sol j’ai fait de ces deux bâtons le symbole absurde et superstitieux de votre ancienne religion. Vous allez les piétiner, en signe que vous abjurez ; vous baiserez le Coran, en signe que vous l’acceptez ; et tout complément d’instruction dont vous auriez besoin vous sera donné par la suite. Les prisonniers s’étaient levés : ces quatre hommes et ces trois femmes se trouvaient à l’heure décisive de leur destinée. Seules peut-être entre tous, Mademoiselle Adams et Madame Belmont avaient de fortes convictions religieuses. Ils étaient tous les sept des enfants de ce monde, et quelques-uns désapprouvaient tout ce que représentait ce symbole disposé sur le sol. Mais la fierté européenne, la fierté de la race blanche bouillonna en eux et les maintint dans la foi de leurs compatriotes. Mobile humain ? Mobile coupable ? Mobile non chrétien ? N’importe : il les transformerait en martyrs publics de la foi chrétienne. Dans le silence, dans la tension de leurs nerfs, un faible son résonna tout à coup à leurs oreilles. Le bruissement des feuilles de palmier au-dessus de leurs têtes ne les empêcha pas d’entendre au loin le galop rapide d’un chameau.

Vous pourrez retrouver le roman à cette adresse : La tragédie du Korosko


8 réflexions sur « Du Nil à la vallée de la Kapissa »

  1. la crevette

    Très intéressantes citations! Il y en a une ou deux de Cioran que j’ajoute :

    « Les Romains, les Turcs et les Anglais ont pu fonder des empires durables parce que, réfractaires à toute doctrine, ils n’en n’ont imposé aucune aux nations assujetties. Jamais ils n’auraient réussi à exercer une si longue hégémonie s’ils avaient été affligés de quelque vice messianique. Oppresseurs inespérés, administrateurs et parasites, seigneurs sans convictions, ils avient l’art de combiner autorité et indifférence, rigueur et laisser-aller. C’est cet art, secret du vrai maître, qui manqua aux Espagnols jadis, comme il devait manquer aux conquérants de notre temps. »

    Et puis celle-ci qui suit :
    « Tant qu’une nation conserve la conscience de sa supériorité, elle est féroce, et respectée; -dès qu’elle la perd, elle s’humanise, et ne compte plus. »

    (De l’inconvénient d’être né)

  2. Rosco

    Remarquable.

    Je ne résiste pas à l’envie de citer ce passage de Henri de Monfreid dans « La poursuite du Kaipan ».

    Monfreid vient d’arriver aux Seychelles, dans lesquelles se trouve une population faite de Blancs et de Noirs descendants d’esclaves. Il en donne une description pour le moins critique.

    « Là, ils étaient aussitôt baptisés, catéchisés, civilisés à notre manière et devenaient, avec leur âme rudimentaire de nègres, ce qu’ils sont aujourd’hui : ivrognes, voleurs et paresseux.

    Les femmes se prêtent à tous les vices, les hommes aussi, et les uns et les autres donnent en échanges de leurs bons services toutes les maladies vénériennes, transmises de père en fils et de mère en fille comme une immuable tradition.

    (…)

    J’ai senti très nettement à la vue de tous ces nègres christianisés, par opposition avec les islamisés, combien notre religion chrétienne, tant catholique que protestante, est peu adéquate aux races inférieures.

    Elle est même néfaste, car elle développe l’instinct naturel de la dissimulation et, à l’abri de toutes les momeries qu’ils imitent comme des singes, sans en comprendre le véritable sens élevé, leurs vices se développent sans frein.

    Cet exemple montre la différence entre le nègre et le Blanc. Chez ces derniers, le christianisme a pu réaliser des miracles parmi les esprits les plus incultes et les âmes les plus simples ; il a pu y éveiller le sens de l’idéal et exalter de sublimes vertus. (…) Chez le nègre, au contraire, le résultat a été tout autre et j’en ai ici, encore une fois, la preuve navrante.

    Malheureusement, nos philanthropes européens ne jugent pas ainsi, n’ayant pas eu la possibilité de comparer. Depuis que les immortels principes de 93 ont imposé le dogme de l’Égalité entre tous les humains, depuis qu’il est entendu que la voix et l’avis d’un vidangeur valent autant que ceux d’un membre de l’Institut, les Noirs doivent être aussi nos frères. »

    Il faut savoir que Monfreid navigue lui-même avec un équipage entièrement composés de Noirs musulmans originaires de l’est de l’Afrique, en qui il a une confiance totale.

    Lorsqu’il débarque avec son équipage, un gendarme s’inquiète de la bonne tenue des hommes à terre, et Monfreid lui assure que tout se passera bien :

    « Je le plonge dans le plus grand étonnement en lui apprenant que mes hommes ne se saoulent jamais, car, ici (aux Seychelles), tous les Noirs s’enivrent journellement. »

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