Or, j’étais encore si très exténué de ma maladie, et le froid étant grand et âpre, j’étais contraint d’aller si enveloppé le corps et la tête de fourrures que, quand l’on me voyait aller par la Ville, nul ne pouvait avoir espérance de ma santé, ayant opinion que j’étais gâté dans le corps, et que je me mourais à vue d’œil. « Que ferons-nous, disaient les dames et les peureux (car en une ville il y a d’uns et d’autres), que ferons-nous si notre gouverneur meurt ? Nous sommes perdus. toute notre fiance, après Dieu, est en lui. Il n’est possible qu’il en échappe. » Je crois fermement que les bonnes prières de ces honnêtes femmes me tirèrent de l’extrémité et langueur où j’étais, j’entends du corps car, quant à l’esprit et entendement, je ne les sentis jamais affaiblir. Ayant donc accoutumé auparavant d’être ainsi embéguiné, et voyant le regret que le peuple avait de me voir ainsi malade, je me fis donner des chausses de velours cramoisi que j’avais apportées d’Albe, couvertes de passements d’or, et fort découpées et bien faites ; car au temps que je les avais faites faire, j’étais amoureux. Nous étions lors de loisir en notre garnison, et n’ayant rien à faire, il faut le donner au Dames. Je pris le pourpoint tout de même, une chemise ouvragée de soie cramoisie et de filet d’or bien riche (en ce temps-là on portait les collets des chemises un peu avalés). puis pris un collet de buffle, et me fis mettre le hausse-col de mes armes, qui étaient bien dorées. En ce temps-là je portais gris et blanc, pour l’amour d’une Dame de qui j’étais serviteur, lorsque j’avais le loisir. Et avais encore un chapeau de soie grise, fait à l’allemande, avec un grand cordon d’argent et des plumes d’aigrette bien argentées. Les chapeaux en ce temps-là ne couvraient pas grand, comme font à cette heure. Puis me vêtis un casaquin de couleur gris, garni de petites tresses d’argent, à deux petits doigts l’une de l’autre, et doublé de toile d’argent, tout découpé entre les tresses, lequel je portais en Piémont sur les armes.
Or avais-je encore deux petits flacons de vin grec, de ceux que monsieur le cardinal d’Armagnac m’avait envoyés ; je m’en frottai un peu les mains, puis m’en lavai fort le visage, jusqu’à ce qu’il eut pris un peu de couleur rouge, et en bus, avec un petit morceau de pain, trois doigts, puis me regardai au miroir. Je vous jure que je ne me connaissais pas moi-même, et me semblait que j’étais encore en Piémont, amoureux comme j’avais été : je ne pus me contenir de rire, me semblant que tout à coup Dieu m’avait donné un tout autre visage.
— Monluc, La Défense de Sienne.
Splendide !
La Furia Francese a de l’allure !
Magnifique, merci.
Monluc est fascinant, un tel style chez un type qui n’a jamais reçu une éducation extraordinaire (il écrit certains mots selon une bonne demi-douzaine d’orthographes différentes) vient à l’appui du type qui pourfend les intégristes de l’orthographe sur ce site (XP, non ?). Ce passage, qui concerne aussi la défense de Sienne, n’est pas mal non plus :
Or, la veille de Noël, environ quatre heures après midy, le marquis de Marignan m’envoya par un sien trompette la moitié d’un cerf, six chappons, six perdris, six flascons de vin trebian et six pains blancs, pour faire lendemain la feste. Je ne trouvay pas estrange cette courtoisie, de tant qu’à l’extremité de ma grande maladie il permist que mes medecins envoyassent vers les siens au camp pour recouvrer de Florence certaines drogues, et ses medecins mesmes y envoyoient. Et luy-mesme m’envoya trois ou quatre fois des ortolans, qui sont un peu plus grands que les bequefigues qui se prennent en Provence. Me laissa aussi entrer un mulet chargé de petit flascons de vin grec, que monsieur le cardinal d’Armaignac m’envoya, pour ce que mes gens luy avoient escrit que je ne parlois d’autre chose en ma grand maladie que de boire un peu de vin grec. Et ledit seigneur cardinal fist tant que le cardinal de Medicis en escrivit audict marquis, son frère ; et faisoit entendre ledit seigneur cardinal que c’estoit pour me faire un baing. Le vin arriva sur le point que j’abayois à la mort, et ne m’en fust pas baillé, mais en despartirent la moitié à des femmes enceintes de la cité ; et quand monsieur de Strossi entra, je luy en donnay trois ou quatre flascons ; le reste je le beuvois, comme l’on boit de l’hypocras, le matin. Toutes ces courtoisies avois-je receu du marquis, qui ne me fit point trouver estrange le presant qu’il m’envoyoit. J’en envoiay partie à la Seigneurie, partie au Reincroc, et le reste je le garday pour le seigneur Cornelio, le comte de Gayas et pour moy, parce qu’ils mangeoient ordinairement avec moy. Toutes ces courtoisies sont très-honnestes et louables, mesmes aux plus grands ennemis, s’il n’y a rien de particulier, comme il n’y avoit entre nous. Il servoit son maistre, et moy le mien ; il m’attaquoit pour son honneur, et je soustenois le mien ; il vouloit acquerir de la reputation, et moy aussi. C’est affaire aux Turcs et Sarrazins de refuser à son ennemy quelque courtoisie ; il ne faut pas pourtant qu’elle soit telle et si grande qu’elle rompe ou recule vostre dessein.
Mais cependant que le marquis me caresse avec ces presans, lesquels je payois en grands mercys, il pensoit bien à me faire un autre festin : car la nuict mesmes, environ une heure après minuict, il donna l’escalade avecques toute son armée à la citadelle et au fort de Camolia.
@Baroque
« Monluc est fascinant, un tel style chez un type qui n’a jamais reçu une éducation extraordinaire (il écrit certains mots selon une bonne demi-douzaine d’orthographes différentes) »
Aux grandes époques des lettres françaises, on pouvait « avoir reçu une éducation extraordinaire » et « écrire certains mots selon une bonne demi-douzaine d’orthographes différentes ».
Parce que précisèment, ces époques étaient propices aux lettres, pas à l’orthographes.
Des époques de seigneurs, pas de GVD.
Vous exagérez un peu, on commence à s’exciter sur l’orthographe (Malherbe & co.) dès la fin du XVIe, et je n’ai pas en mémoire de cas aussi extrême que Monluc. Et puis reconnaissez qu’en version originale c’est à peu près illisible, d’ailleurs même sur Ilys (et son lectorat d’élite) il a fallu publier une version en français modernisé…
– Le fait que ça soit très difficile à lire sans translation (encore que c’est une question d’habitude, j’ai un exemplaire des essais avec les deux versions, et je me surprends de plus en plus à lire l’originale), c’est parce que le français a évolué, pas parce que les auteurs ne respectaient pas l’orthographe.
– Les éditeurs corrigaient beaucoup, car les auteurs s’en foutaient royalement.
– » on commence à s’exciter sur l’orthographe (Malherbe & co.) dès la fin du XVIe »
On commence, comme vous dites. Ca veut dire qu’au grand siècle, c’est une discipline neuve, dont les grands auteurs et les académiciens se moquent et que par exemple, ils ne respectent absolument pas dans leurs correspondances.
– » je n’ai pas en mémoire de cas aussi extrême que Monluc. »
Montaigne, rien de moins. Et il me semble bien que Rabelais s’en foutait aussi, à vérifier.
Montaigne est tout de même loin de faire autant de « fautes » que Monluc.
Cela dit, ce que j’ai écrit sur Monluc et son éducation est peut-être idiot. Il avait un frère ou un fils évêque je crois, qui l’a aidé a rédigé ses Commentaires.
Montaigne n’a pas écrit mais dicté ce qui est devenu le texte des Essais. C’est aussi pour ça qu’il ne mentionne quasiment jamais la source de ses nombreuses citations (pour les fois où il cite officiellement, c’est-à-dire en se référant explicitement à un Ancien parce qu’il y a de nombreux passages où il reprends des textes antiques sans le dire). Il monologuait dans son bureau et ouvrait des bouquins de sa bibliothèque, discutait une phrase ou un paragraphe, passait à autre chose, revenait à une idée précédente etc. C’est d’ailleurs ce qui donne à la lecture cette impression si agréable d’être engagé dans une conversation avec un vieil ami : littéralement, il discutait avec sa bibliothèque.
Cette digression un peu inutile pour dire que l’on ne peut pas vraiment prendre Montaigne comme un exemple en matière de fautes, puisque c’est à son copiste qu’on les doit. Peu importe ceci étant, puisque le fond de l’argumentation est vrai.