Nous ferons notre travail quand l’État nous dira de le faire.
C’est ce que Ruth Elkrief s’est dépêchée d’expliquer avec d’autres mots.
Il faudrait donc qu’il y ait plainte pour qu’un journaliste se saisisse d’une affaire de mœurs touchant un homme politique.
Tout cela démontre une remarquable hauteur de vue.
Et c’est très exactement sous ce doux régime médiatique que la petite affaire de Dominique Strauss-Kahn a pu prospérer pendant des années.
Ce doux régime a un nom, l’omerta.
La vie privée des hommes publics ne nous concerne que quand elle influe sur la conduite des affaires de l’État ou qu’elle porte atteinte à l’intégrité d’une personne
Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître en discuter dans les dîners parisiens sous le sceau de la confidence. C’est que cette histoire d’ancien ministre attrapé en pleine agapes au Maroc avec des boxeurs thaïlandais de quarante ans est aussi vieille que la réputation d’harceleur sexuel de Dominique Strauss-Kahn dans le microcosme parisien.
Dans le même temps on passe aujourd’hui au crible une note de nuit d’hôtel en Tunisie d’un ministre actuel.
Et la presse entière lui tombe dessus pour ça.
Pour le ministre et sa chambre d’hôtel en Tunisie on peut le soupçonner d’être entré, comme d’autres, dans un système de don/contre-don (auquel les journaliste succombent chaque jour sans qu’ils ne se dénoncent fiévreusement) avec le régime tunisien. Mais dans l’affaire marocaine, on peut se demander comment un ancien ministre de la France n’est pas tenu par les couilles ensuite si l’affaire est réelle. Et ce aussi bien par les autorités marocaines que par les autorités françaises de l’époque d’ailleurs. Ce qui peut poser également quelques questions sur sa conduite des affaires de l’État-département-commune par la suite.
Sans compter que, quitte à un avoir un incompétent au pouvoir, je préfère personnellement en avoir qui ne soit pas un porc arrogant se croyant intouchable.
Quant à porter atteinte à l’intégrité physique d’une personne, chacun tirera la conclusion qu’il veut entre toucher un jeune garçon et ne pas payer sa note d’hôtel.
Sur RTL Alain-Gérard Slama et Élisabeth Lévy s’appuient mutuellement en agitant un retour de l’ordre moral.
Dans les chaumière de France l’évocation du retour de l’ordre moral fait frémir les plus petits comme les plus âgés. On se serre auprès du feu et de la TSF, on ferme les volets et on attend fiévreusement la suite des événements. Celui-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom est de retour ! La pédophilie, le viol, l’agression et le harcèlement sexuel faisant partie, comme chacun sait, du quotidien des familles de France, comment celles-ci vont-elles pouvoir continuer à vivre tranquillement avec, désormais, cette peur du retour de Celui-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom ?
Outreau est déclarée ville morte.
Heureusement, d’ailleurs, que les journalistes n’ont pas enquêté à l’époque sur la célèbre affaire d’Outreau.
Pas d’ordre moral !
La pédophilie ne serait pas de la vie privée ?
Que Luc Ferry aille le dire à un juge lance alors Élisabeth Lévy !
Et ensuite, vous du petit peuple, vous pourrez enfin être au courant de ce qui n’était jusqu’ici une rumeur agitant notre microcosme. Rumeur sur laquelle nous n’avons jamais enquêté jusqu’à présent, alors que l’histoire était racontée depuis des années avec, en point d’orgue, le fait que l’affaire ait été étouffée par le Maroc et la France. Ah, en France, le journaliste sait respecter le travail d’étouffement bien fait. Il applaudit. Et se moque ensuite des impudents qui évoquent l’affaire publiquement, allez le dire à un juge si vous l’osez !
Délation ! Délation !
Le monde journalistique est un monde où pour avoir ses infos on n’enquête pas. Ou exceptionnellement. Pourquoi ? Parce qu’on préfère recueillir des confidences. Des journalistes en vue en font très régulièrement des livres d’ailleurs. Ils ne feront jamais des livres d’enquêtes. Ils ne savent pas faire. Et puis il faudrait peut-être sortir des dîners parisiens. Imaginez… Et comment les obtenir, ces confidences ? En étant pote avec ceux qui savent et qui vous confie aimablement leur savoir.
De temps en temps on révèle ces confidences. Parfois non. Il est tellement bon d’être dans l’élite qui sait ce que le commun des mortels ne sait pas. D’être, au moins un peu, dans le pouvoir.
Jean-François Kahn en est un exemple parfait parce qu’il n’a pas, contrairement à d’autres, le soin de cacher ses accointances ou de renier sa fascination pour le pouvoir. On lui reconnaitra ça. Journaliste, il est également, de manière parfaitement déclarée (il a été candidat) et dans le même temps, homme politique.
La chose est ubuesque.
Elle n’a pas choqué grand monde.
Tout ensemble.
Jusqu’au bout.
D’ailleurs, Élisabeth Lévy le craint, la vie privée des journalistes sera la deuxième ligne touchée par ce grand déballage.
Cette petite crainte cache malaisément ce qui doit être un tombereau d’histoires plus ou moins glauques et peut-être délictuelles dans la profession.
Une raison supplémentaire pour tenter de faire tenir la baraque, de garder le bateau à flot pendant la tempête venue d’Outre-Atlantique. Alors ceux qui, comme Luc Ferry, tendent naturellement à être porté par le vent, il faut les anéantir. Ainsi, dans la même émission, on fera subtilement référence à la délation pendant la seconde guerre mondiale. Subtilité qui, d’habitude, fait bondir Élisabeth Lévy. Mais là non. Il faut de la solidarité dans les coups durs. Tous ensemble. Jusqu’au bout.
Les journalistes s’élèvent avec facilité contre les policiers qui abusent de leur autorité et de leur pouvoir. Ils fustigent bien souvent ces français moyens à qui on confie le pouvoir de les emmerder, eux, avec un simple badge. Mais quand il s’agit de personnages puissants, là, étrangement, évoquer leurs abus de position dominante est nommé délation. Et ceux qui dénoncent ces abus sont, au final, ridiculisés. Quand on prend la peine d’en parler. Ce qui, jusqu’à qu’il y a presque un mois, n’était pas le cas.
Cette manie de singer les puissants, de partager des confidences avec eux, de coucher avec eux même, cette facilité de se sentir important par la proximité plutôt que par l’affrontement, voilà la maladie du journalisme français.