J’ai pour la première fois eu le sentiment que sur la plupart des points il n’y avait que deux positions possibles, mais qu’il importait de distinguer des niveaux à l’intérieur de chacune, lorsque j’avais quatorze ou quinze ans et lisais une Histoire des Deux Restaurations, probablement celle du vicomte de Vaulabelle. Il s’agissait de l’exécution du maréchal Ney. Le maréchal, au moment d’être fusillé, avait refusé le bandeau qu’on lui proposait. Et c’est sur cette figure du condamné à mort et du bandeau que s’était greffée ma réflexion, ou ma rêverie. Le condamné à mort ne peut qu’accepter ou refuser le bandeau. Mais il peut prendre l’une ou l’autre décision pour des raisons tout à fait différentes :
1) Le condamné à mort accepte le bandeau, parce qu’on le lui propose et qu’il ne songe pas à le refuser.
2) Le condamné à mort refuse le bandeau, parce qu’il est courageux et veut voir la mort en face (Ney, etc.).
3) Le condamné à mort accepte le bandeau parce que la position 2 lui paraît ridiculement banale, et fastidieuse cette tradition éculée du condamné à mort qui refuse le bandeau pour montrer qu’il est courageux et peut regarder la mort en face.
4) Le condamné à mort refuse le bandeau, bien qu’il soit tout à fait d’accord avec la position 3, parce que ça l’intéresse de voir ce qui se passe.
5) Le condamné à mort accepte le bandeau, parce qu’il craint que la position qu’il aurait eu tendance à adopter, la quatrième, ne soit confondue avec la seconde, et que sa simple préférence pour une absence de bandeau ne passe pour une démonstration ridicule à ses yeux d’héroïsme codifié.
6) Le condamné à mort refuse le bandeau, parce que la position 5, au moment où il va s’y ranger, lui paraît témoigner d’un souci exagéré de l’opinion des observateurs, et qu’il lui est indifférent que ceux-ci, et l’Histoire éventuellement, confondent sa simple préférence avec une démonstration de courage stéréotypé.
7) et II. 1) Le condamné à mort accepte le bandeau, parce que toutes les précédentes tergiversations, auxquelles il s’est rapidement livré, lui paraissent absurdes, et vulgaire leur affectée subtilité, qu’on lui propose le bandeau et que le plus simple est de l’accepter.
II. 2) Le condamné à mort refuse le bandeau parce que, revenu à II. 1), il n’en préfère pas moins affronter la mort sans bandeau, et qu’il n’a pas l’intention de négliger sa simple préférence pour le seul souci de démontrer, ne serait-ce qu’à ses propres yeux, qu’il est bien au-delà des banales subtilités de la bathmologie avant la lettre.
Renaud Camus, Buena Vista Park, 1980
Quel est le point de vue du peloton ?
– Je tire pour tuer. Mais je ne sais pas si mon tir touche vraiment.
– Je tire pour tuer. Mais même si je touche, qui dit que mon tir sera mortel ?
– Je vais tirer à côté, d’autres se chargeront de la besogne.
– Je vais tirer à côté, mais comme je tire mal qui sait si je ne vais pas finalement le tuer par ma maladresse.
– Si je veux tirer à côté mais que je suis maladroit, il faut alors que je vise le condamné, comme ça j’ai toutes les chances de le rater.
C’est aussi pour préserver toutes ces possibilités qu’on tirait par peloton et non avec un seul bourreau, comme cela se fait aujourd’hui dans certains pays asiatiques. Par peloton personne ne sait s’il a tué ou non, ou même s’il a touché.
Je (me) demandais si le peleton préférait tirer sur un condamné masqué ou à visage découvert.
Bonne question.
@ Jesse : mauvaise question : les soldats du peloton de Ney n’étaient pas des couilles molles comme vous et moi. Ils n’avaient rien à perdre ou à gagner. De plus, ils avaient signé un contrat (avec solde, à perdre en putes plutôt qu’à gagner en empire) mais bon, c’était des soldats qui, grosso modo, respectaient leur contrat et qui n’avaient aucune, mais aucune angoisse métaphysique à presser la gâchette. Certes, certains pouvaient espérer que le coup ne partit pas (Ai-je réussi mon subjonctif ? — partasse partisse ?) mais ces hommes, ces rustres, ces paysans révolutionnés et donc déboussolés, n’avaient dans l’ensemble, aucun remord à buter des bobos germanopratins à la gomme comme ce Ney, qui se voyait comme la figure au milieu d’une Histoire à ne plus faire.
Ney fut un bon soldat, c’est tout ce que le peuple lui demandait : mais il n’a pas su ou voulu mourir en soldat. Bien fait pour ses pieds. c’est tout.
Rompez.
Grouchy n’était que général (ce qui est un grade, pas une dignité comme le maréchalat qui rend fou, débile) mais c’était un gros con.
Le seul maréchal digne de l’Histoire de France fut Bernadotte qui devint roi de Suède.
Lyautey n’a rien compris au film.
Je ne vous parle pas de pépé Pétain.
Leclerc est mort sans le savoir.
Rompez
Et Juin n’y pouvait mais (ah ! Ah !)
Et Joffre, fut un roi.
Comme quoi ce maréchal, même aveuglé par son bandeau ou autre chose, avait du nez, sinon de la classe.
Rompez
Merci pour la citation ! Je tiens le livre à la disposition de qui aimerait le lire.
Lire un livre avec un titre si ridicule…quelle drôle d’idée… on a l’impression d’un mauvais mix entre un documentaire sur des papys cubains et un bouquin de Brett Easton Ellis…on se demande bien à quoi cela ressemble…
L’explication du titre est ici. Et on peut le lire gratuitement en pdf quelque part par là…
insidieusement, vous allez faire en sorte ce que je fasse ce que je m’étais dit de ne pas faire à 11h22, lire en fragments Buena Vista Park…quel art de retourner les gens…
Il est agré
(pardon) Il est ma foi fort agréable de lire sous la plume de R. Camus un éloge du « Plaisir du texte », qui, avec le « Bruissement de la langue », est, de Barthes, l’une des œuvres les plus affriolantes qui soient, avec son verbe aguicheur, la subtilité délicate de ses hypothèses (même lorsqu’il se trompe), un défrichage critique qui fait dresser le neurone, enrichit son propre voyage dans les terres du texte. Et puis parler « plaisir » de ce texte emblématique dans les années 60, c’était là un acte de plume dès plus révolutionnaire, au meilleur sens du terme. A une époque où on ne voit que les ravages des mauvais épigones de Barthes et les seuls erreurs de ce chercheur-écrivain original sans lui rendre justice, il est bon de lire qu’un écrivain lui rend cette justice si nécessaire aux mânes des orfèvres de la langue. Donc merci pour le lien Didier Goux, je prendrai quotidiennement de petites lampées de bathmologie camusienne.
Je reste à votre service (à tous les deux…).
La bathmologie est une science vertigineuse…
» mauvaise question »
Pardon, c’est celle qui m’intéresse. Je suis convaincu que le masque dont il est question épargne plus le bourreau que le condamné
Je pense aussi que c’est sa fonction première. Ne pas voir les yeux de l’homme qu’on va tuer de sang froid.
Le bourreau a un contrat de travail, c’est vrai. IL ne fait que son boulot. Le condamné a fait un choix, un jour et ce, sans demander son avis à son bourreau. Bon d’accord, ni l’un ni l’autre ne se sont téléphonés. (On n’en saura jamais rien, de toute façon)
Moi, je suis contre le bandeau : regarder son jeune bourreau droit dans les yeux permettrait peut-être à de jeunes victimes (norvégiennes ou pas) de faire enfin connaissance avec la diversité.
Bone nuit.
Rompez
Le condamné accepte le bandeau… parce que c’est atroce d’être fusillé et que c’est un peu normal d’avoir horriblement peur et que dans ce cas, préférer mourir sans voir n’est sans doute pas héroïque mais est humain.
Pfff….