Bielorentchenskaïa, 11 décembre 1942
[…]Les adversaires n’attendent pas de quartier l’un de l’autre, et cette opinion, la propagande la renforce encore. C’est ainsi que, l’hiver dernier, un traîneau chargé d’officiers russes passa par erreur dans les lignes allemandes. A l’instant même où ils s’en aperçurent, ils firent éclater au milieu d’eux des grenades à main. Quoi qu’il en soit, on fait toujours des prisonniers, aussi bien pour se procurer de la main-d’oeuvre que pour attirer des déserteurs. Mais les partisans restent complètement à l’écart des lois de la guerre – dans la mesure où il est encore permis d’en parler. Semblables à des hordes de loups, ils sont traqués dans leurs forêts pour y être exterminés jusqu’au dernier. J’ai appris ici des choses qui relèvent purement et simplement de la zoologie.
Sur le chemin du retour, j’y réfléchissais encore. Dans ces régions s’avère une pensée que j’avais déjà examinée sous différents aspects : là où tout est permis s’implante tout d’abord l’anarchie, puis un ordre plus sévère. Celui qui tue son adversaire selon son bon plaisir ne peut pas, non plus, attendre de pardon ; ainsi se forment de nouvelles règles de combat, beaucoup plus dures.
Théoriquement, cela semble tentant, mais en pratique, on ne peut éluder le moment où il faut lever la main sur des hommes sans défense. Une telle chose n’est possible, de sang-froid, que dans un combat avec des bêtes, ou dans des guerres menées entre athées. Dans ce cas, la Croix Rouge n’est plus qu’un objectif spécialement visible.
Ernst Jünger, Notes du Caucase, in. Premier journal parisien, Paris, Livre de poche, 1980, p. 257.
Cet extrait relate l’attaque d’un commando allemand sur des partisans russes :
Les partisans avaient été surpris au réveil. Chaque guetteur avait subi le sort du premier, tapi dans un arbre, dans une série de corps à corps silencieux. Lorsque les Russes virent surgir de la brume ces hommes vociférants dont toutes les armes crachaient le feu, il était trop tard. En quelques secondes des dizaines de cadavres jonchèrent la clairière. Les survivants se défendirent avec l’énergie du désespoir. Les salves ne détonnaient plus. C’était une lutte à l’arme blanche, homme contre homme, homme contre femme, un règlement de compte au couteau, à la baïonnette, au poignard. Les pelles affûtées comme des rasoirs fauchaient tout ce qui tenait debout, tranchant les membres et défonçant les crânes, accompagnées de ahans de bûcheron et de cris d’agonie. Une femme à moitié décapitée s’abattait sur son bourreau en lui labourant le visage et ce corps sans tête, encore vivant, lui arrachait des hurlements de terreur. Des hommes fuyaient le ventre ouvert en traînant leurs boyaux comme des serpentins sanguinolents. D’autres transformés en torches vivantes par les lance-flammes couraient dans tous les sens, tombaient, se relevaient en hurlant avant de se recroqueviller sur le sol.
Paul Bonnecarrere, Une victoire perdue, p 253, Fayard, Le livre de poche, 1978.
Lâchées comme des meutes en lutte, les troupes d’élite des nations se ruaient par la pénombre, assaillants intrépides dressés à se jeter vers la mort au coup de sifflet, à l’ordre bref. Si deux équipes de cette trempe se heurtaient dans les corridors étroits du désert de flammes, alors entraient en collision des corps où s’incarnait la volonté de deux peuples, au comble de sa brutalité. C’était l’apogée de la guerre, un apogée surpassant encore toutes les horreurs qui venaient d’écorcher les nerfs. Venait d’abord une paralysante seconde de silence, lorsque les yeux se rencontraient. Puis un cri fusait vers la nue, abrupt, sauvage, rouge sang, qui se gravait dans les cerveaux comme un indélébile marquage au fer rouge. Ce cri arrachait les voiles des mondes émotionnels ténébreux et insoupçonnés, il contraignait tous ceux qui entendaient à bondir en avant pour tuer ou être tués.
Ernst Jünger – La guerre comme expérience intérieure, Christian Bourgeois éditeur, trad. de François Poncet,1997 (1980), pages 65 & 66.
« J’ai appris ici des choses qui relèvent purement et simplement de la zoologie. »
Le XXème siècle fut le siècle de la zoologie.
Le XXIème siècle sera celui de l’anthropologie.