Barbarie et civilisation

La meilleure illustration de ce rapport entre barbarie et civilisation n’est pas une scène de bataille, mais une scène de la vie quotidienne, telle qu’on peut encore en trouver aujourd’hui dans nos cuisines et poissonneries. Une banalité qui la rend d’autant plus forte, puisqu’elle nous questionne tous. Une nature morte peinte par Chardin. La raie.

Chardin - La Raie

Qu’y voit-on ?

Des huîtres ouvertes, certainement toujours en vie, à qui on laisse reconstituer leur seconde eau, en vue de la dégustation. Des poissons morts. Et un chat attiré par l’odeur. Mais surtout, magnifique et effrayante, une sublime raie suspendue à un crochet de boucher, les viscères arrachées par quelques mains habiles. Et un couteau dont le bout de la lame est dissimulée sous un linge, mais dont on perçoit des traces de sang sur le manche. Peut-être celui de la raie, ou une coupure faite pendant l’ouverture des huîtres. De quoi laisser suspecter un drame.

Mais plus loin, c’est une métaphore de la civilisation. Pour déguster des plats sophistiqués, aux chairs fines et apprêtées avec goût, dans de jolies assiettes de porcelaine et avec des couverts en argent, il faut d’abord tuer. Mais pas seulement, aussi réaliser des actes de barbaries. Vider un corps de ses organes internes, après l’avoir incisé, les arracher, habiller le poisson (c’est-à-dire le débarrasser de tout ce qui n’est pas consommable et ce qui dérangerait le palais), et le faire cuire selon des techniques longuement élaborées. La gastronomie qui constitue un thermomètre de la civilisation est aussi le lieu de crimes en son nom. Et cette raie impressionnante, déchirée par la main de l’homme en vue de sa consommation, en est le témoignage.

Loin de la culture delavie prônée par un Vatican post-moderne, cette peinture montre que pour vivre, il faut tuer. Tuer des animaux pour s’en nourrir, mais aussi d’autres hommes, qui pourraient ne pas être bien disposés à notre égard. Vivre n’est pas la facilité, c’est être un prédateur, même si nos univers douillets peuvent nous le faire momentanément oublier.

L’une des marques de la civilisation qu’est l’art culinaire, qui nous élève si haut au-dessus de l’animal et des primitifs, nous rappelle aussi notre nature, et que la civilisation n’est pas possible sans une dose de barbarie. Qu’elle en est même le moteur.

L’homme occidental s’altère, quand il n’est plus capable d’associer un haut niveau de civilisation avec un haut degré de barbarie, par l’intermédiaire de l’art. L’homme occidental, son archétype, c’est le poète, le philosophe, le peintre, l’écrivain, qui contemple l’horreur de la guerre qu’il a lui même répandu et qui en tire une expression artistique.

L’Occident naît dans un récit. L’Iliade. Une guerre, cruelle comme toutes les guerres, mais celle-ci d’autant plus qu’elle est un combat à mort. Une suite de violences, d’actes de barbarie, commençant par le sac du temple d’Apollon, et finissant par l’incendie de la ville, le massacre et la réduction en esclavage de la population. Avec entre les deux, l’épisode de la colère d’Achille, où il traine derrière son char le corps d’Hector, à qui il refuse une sépulture.

Un épisode commun dans l’histoire mondiale. Mais ce qui fait la différence, ce qui marque la naissance de notre civilisation, c’est qu’à partir de ces scènes sordides, on construit un récit épique en vers. Des chants. L’art transforme la violence, le sang et les larmes, en œuvre majeure d’une beauté qui rayonne jusqu’à nos jours. Et qui donnera naissance à un nombre incroyable d’œuvres d’art, de commentaires, de pensées, de réflexions historiques, poétiques, etc… La guerre engendre la civilisation.

L’Occident c’est la conjonction de la barbarie et de la civilisation à travers l’art. Nous sommes les meilleurs pour tuer, nous étions les plus impitoyables, une mécanique implacable qui parvenait toujours au même résultat : la capitulation sans condition de nos ennemis. Et de cela, nous avons engendré la beauté, des formes subtiles de civilisation, délicates et imagées. Des tableaux, des sculptures, des symphonies, des romans, des monuments, des bâtiments resplendissants, etc…

Nous étions des barbares courtois. Violents et velléitaires, mais aussi sensibles et fins. Et parfois ces qualités se sont retrouvées dans les mêmes hommes, qui de cette lie originelle ont créés des œuvres supérieures qui nous parlent encore.

Ce qui nous oppose aux musulmans, comme à tous les autres hommes, c’est notre rapport à l’art. Mais surtout pas la violence. Car nous l’avons maitrisée comme personne d’autre.

Alors oui, soyons des barbares raffinés. Car la civilisation n’est pas le contraire de la barbarie mais sa sublimation.


23 réflexions sur « Barbarie et civilisation »

  1. XP

    Superbe!

    A mon avis, ce qu’il faut s’acharner à diminuer, c’est le risque d’être détruit en se livrant à l’acte de prédation.

    Plus les hommes ont perfectionné leurs armes, et moins ils on risqué leurs peaux en tuant leurs prédateurs et/ou leurs proies.

    Ce que je veux dire, c’est que ce discours selon lequel il faut accepter la violence peut se confondre avec celui selon lequel il faudrait reprendre l’habitude de « mettre sa peau sur la table ».

    Moi je crois au contraire qu’il faut accepter l’idée que l’on a le droit de tuer en mettant de moins en moins sa peau sur la table, que c’est le principal bénéfice que l’on est en droit d’attendre de la civilisation.

    Le piège dans lequel essaye de nous faire tomber le non-occidental, c’est celui selon lequel il faudrait appliquer à la lettre les préceptes de Hegel et de Kojève,et dans lequel un abruti comme Régis Debray saute à pieds joints: pour rester en vie, il faudrait être à nouveau prêt à mourir comme les kamikases palestiniens.

    Et bien non, nous avons changé d’époque: nous voulons ne pas risquer nos vies et tuer nons ennemis, nous pouvons le faire.

    Entre parenthèse, dans la catégorie « intellectuel de profession ayant un niveau d’une étudiante en philo première année/premier trimestre », on ne fait pas mieux que Régis Debray.

  2. UnOurs

    Cette conception de la violence ne me paraît pas très européenne ni très catholique d’ailleurs, plutôt anglo-protestante et sémite (ce qui n’est pas surprenant ici – pas une critique, juste une constatation).

    On peut préférer ce que le combattant de la Grande Guerre J.R.R Tolkien disait sous les mots de son personnage Faramir : « I do not love the bright sword for its sharpness, nor the arrow for its swiftness, nor the warrior for his glory. I love only that which they defend. »

    Il y a aussi de beaux passages dans « Les Royaumes de Borée » de Raspail sur la violence collective nécessaire organisée « à l’européenne », c’est-à-dire sans chosification rabaissante de l’ennemi ni absence de conditions quant aux fins de conflits (généralement liées au rétablissement de la sécurité des frontières, comme en parle un peu l’excellent Régis Debray dans son dernier ouvrage).

    Evidemment, ce qui nous rend différents des peuples arabo-africains, ce sont d’abord nos capacités supérieures en matière d’organisation et de technique, mais aussi cette faculté unique d’assembler nos individualités dans des structures alvéolaires fonctionnelles, la « common decency » d’Orwell élargie au domaine militaire (tout cela en voie de fragmentation, malheureusement).

    1. Vae Victis Auteur de l’article

      Ce qui est dommage avec vous c’est que vous vous arrêtiez toujours à un vernis, piochant quelques mots épars pour asseoir un parti-pris. L’auteur est assez au courant des différences européennes, et conseille assez cette synthèse qui marque sa naissance historique, mais il s’inscrit dans un cadre plus large. Il lui semble pouvoir tisser une trame occidentale sans arracher à l’ensemble les différentes pièces.
      Si les nations européennes négociaient la fin des hostilités c’est parce qu’un équilibre des forces géostratégiques les y obligeaient, mais libérées de cet équilibre sur des théâtres extérieurs, les lois de notre domination s’appliquèrent unilatéralement jusqu’aux décolonisations.

      En vérité c’est étrange que vous ne trouviez pas cette « conception de la violence très européenne », alors que les meilleurs exemples sont Portugais, Espagnols et surtout Néerlandais. La colonisation et le commerce armé néerlandais a produit Rubens, Rembrandt, ainsi que quantité d’artistes, savants et auteurs. Le bœuf écorché de Rembrandt m’inspire presque la même force de sentiments que La Raie de Chardin.

    2. vlad tepes

      « Cette conception de la violence ne me paraît pas très européenne ni très catholique d’ailleurs »

      Bon Dieu que ça me donne des boutons ce genre de propos! Ce qui n’est certainement pas européen, c’est de penser que les européens sont des bœufs censés avoir tous la même conception de la violence!

      Cela dit, merci, grâce à vous j’ai appris quelques mots d’anglais que j’ignorais^^

  3. UnOurs

    A mon avis, ce qu’il faut s’acharner à diminuer, c’est le risque d’être détruit en se livrant à l’acte de prédation.
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    Bonne description du DRONE, outil technique permettant d’écraser l’ennemi, à distance et sans risques, comme un cancrelat, comme une indistincte chose nuisible. La négation quasi parfaite des valeurs guerrières prétendumment décrites ci-dessus. Je me demande en effet quelle forme de production artistique une civilisation du DRONE pourrait susciter. Plus de guerriers à célébrer, mais de simples opérateurs ; pas très sexy pour en tirer des romans, des films ou de belles statues pour les grandes places. En outre, certains juristes militaires se demandent si l’emploi du DRONE ne serait pas contraire à l’esprit des régles régissant l’emploi de la force armée (la guerre européenne est réglée, alors que les manifestations militaires barbares – USA, Israël, monde musulman, Afrique – se font sans règles ou en les détournant).

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    Le piège dans lequel essaye de nous faire tomber le non-occidental… il faudrait être à nouveau prêt à mourir comme les kamikases palestiniens.
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    Je crois que la façon palestinienne de faire la guerre est en parfaite correspondance avec la façon israélienne de la faire. Simple différence de moyens engagés, mais même volonté de faire disparaître, à terme, l’ennemi.

    P.S.

    sur le « kamikazat », ces quelques mots très clairs de Jünger :

    « Nous trouvons immoral de concevoir des armes dont la construction rend fatale la mort de leur servant et absorbe le sacrifice dans l’automatisme. »

    D’ailleurs, si le sacrifice volontaire ne correspond pas à l’esprit européen, il ne faut cependant pas comparer le « suicide-bombing » islamique, d’esprit très moyen-oriental, aux très belles démonstrations militaires et civiques que furent les attaques japonaise sur la flotte américaine :

    http://youtu.be/SrBuT758GLU

    1. Vae Victis Auteur de l’article

      Vous avez vous-même une vision barbare de la guerre. Le noble guerrier qui va affronter un autre guerrier dans un combat singulier.

      Alors que la guerre à l’occidentale c’est le contraire. Une guerre indistincte, qui conduit en bataille rangée à toujours combattre « une chose nuisible », une forme vague, inhumaine. Les Suisses se sont d’ailleurs fait remarquer par leur capacité à manœuvrer en corps constitués avec leurs piques, arquebuses ou mousquets. Un carré affrontant une masse d’hommes. Le combattant individuel tirant sur zone, sans voir le visage de son ennemi, ne sachant s’il avait tué et encore moins qui le cas échéant. Le piquier donnant des coups plus ou moins à l’aveuglette pris dans une masse d’hommes, essayant de trouver une faille dans les armures, et tuant, piétinant, victorieux puis refoulé et peut-être encore victorieux, des corps indistincts.

      Déjà à l’époque nos guerres étaient celles des sciences, de la géométrie, de la balistique. Des figures géométriques s’affrontant dans des ballets meurtriers. Le drone est l’héritier des mathématiciens militaires de la Renaissance.

      J’y reviendrai à l’occasion avec le plus grand auteur militaire ayant existé, aussi méconnu que génial.

      1. XP

        Tout ceci est une question de morale.

        Le barbare/L’esclace se livre à du chantage à l’égard du Maitre/ l’homme civilisé: « je te fais la guerre, je veux ta peau, et soit tu deviens comme moi, soit je prends ta place; Si tu refuses de devenir comme moi, alors tu est un lâche ».

        Ou alors « tu es riche,je suis pauvre, je te somme de mettre ta fortune et ton pouvoir sur la table, pour que nous les jouions à 50/50 dans un combat singulier. Si tu refuses, c’est que tu n’a pas d’honneur ».

        Ce chantage est proprement immoral…
        Moral de tirer une balle dans la tête à Mesrine avant qu’il ait la possibilité de se saisir d’une arme… Pas chevaleresque, mais moral. Moral aussi Dresde et Hiroshima.

        Dresde et Hiroshima,, c’est ce qui est arrivé de mieux aux peuples allemands et Japonais dans toute leures Histoires respectives, soit dit en passant.

    2. vlad tepes

      « Plus de guerriers à célébrer, mais de simples opérateurs  »

      Faut quand même avouer que le militaire, c’est franchement ce qui se fait de plus con dans nos sociétés actuelles. Élevés pour obéir à des ordres sans réfléchir, aucune réflexion personnelle, de véritables dangers pour toute société civilisée.
      Si j’aime le progrès, c’est en grande parti parce qu’il a permis de récemment développer l’ADN de synthèse. J’ai bon espoir que grâce à ça, un jour les armées ne seront composés que de soldats artificiellement créés, de robots, et de cerveaux pour faire fonctionner le tout.
      Et au passage il n’y aura plus de beubeus pour mettre le boxon dans des soirées en se croyant tout permis par leur uniforme…

  4. UnOurs

    …mais libérées de cet équilibre sur des théâtres extérieurs…
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    Les engagements sur les théâtres d’opération extérieurs n’étaient pas vraiment des actes de guerre, mais plutôt des opérations de prédation économique soutenues par des moyens militaires (lire Smedley Butler qui fut général de l’USMC, notamment pendant les opérations américaines en Amérique du Sud au début du vingtième siècle).
    Et puis les seules guerres vraiment intéressantes, les plus meurtrières évidemment, ce sont les guerres entre Européens ; le sommet à mon avis, le Front de l’est. Nos guerres, car nous en auront, seront certainement aussi cruelles, mais aussi infiniment plus médiocres dans leur expression.

    En fait, ce qui me gêne, c’est cette fascination quasi adolescente pour la violence armée, pour l’expression de notre force technique supérieure, quand cette force est dévoyée au profit d’éléments extérieurs à l’Europe. Cet état d’esprit est très visible sur les forums militaires ou les forums d’aviation où les participants prennent par exemple pour des héros les pilotes de Rafale qui larguent leurs bombes depuis huit mille mètres sur des cibles sans défense réelle (efficacité maximum, danger minimal, ce qui correspond à la vision « guerrière » décrite plus haut), comme si c’étaient de nobles et puissants taureaux de combat, alors que ces fonctionnaires-militaires ne sont que des boeufs castrés bien cadrés sous le licol.

  5. UnOurs

    …nous voulons ne pas risquer nos vies et tuer nons ennemis, nous pouvons le faire.
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    Pour nous prémunir, nous Européens, de la submersion allogène, nul besoin d’atomiser le Moyen-Orient ou de bombarder tous les bleds se terminant en « -an ».
    Il suffirait de nous occuper de nos ennemis (1), comme vous le dites, qui ne sont ni très nombreux ni très éloignés de nous.

    (1) et même pas besoin de les éliminer physiquement (je ne suis pas du tout sanguinaire, je suis même contre ces méthodes), il suffirait de les identifier formellement, puis de les reléguer hors de nos limites.

  6. Emil

    Quelques liens glanés cette semaine…

    Un documentaire d’une heure de Canal+ sur les persécutions contre les Chrétiens d’Orient, L’exil ou la mort. Edifiant :

    http://www.dailymotion.com/video/xmi4ev_special-investigation-chretiens-d-orient-l-exil-ou-la-mort_news?start=6#from=embediframe

    Un nain qui se bat pour qu’on arrête d’infantiliser les nains et qu’on relégalise le lancer de nain aux US. Ca reprend sous un angle un peu grotesque et anecdotique l’éternel problème de la responsabilité et de la frénésie de maternement de nos amis soc-dems :

    http://www.vice.com/fr/read/pour-contre-lancer-de-nains

    Un documentaire d’une heure d’Arte sur Paul Smith, très classe, qu’on aime ou pas ce qu’il fait :

    http://videos.arte.tv/fr/videos/paul_smith_gentleman_designer-4267436.html

    A l’opposé, un documentaire d’un quart d’heure sur les looks punks, teddys, skinheads, new-waves et autres manières qu’ont eut les blancs marginaux de se rassembler dans les années 80s, drôle et intéressant :

    http://www.rts.ch/archives/tv/varietes/3472489-t-as-le-look.html

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