Je le dis sans aucune démagogie, je ne crois pas que les riches soient moralement supérieurs aux pauvres, en dépit des apparences.

Je constate seulement que les riches se meuvent dans des espaces plus grands, qu’on les croise moins souvent chez eux que les pauvres en leur demeure, qu’ils laissent au mètre carré moins de traces de bêtise ou de veulerie que s’ils n’avaient pas fait fortune…. Eux aussi, donnent l’impression plus souvent qu’à leur tour d’être nés pour rien, mais le constat saute moins souvent au visage…
C’est pour ça, d’abord, que Salvator Dali passait la moitié de son temps au Meurice et que les Rois de France couvraient d’or les artistes qu’ils voulaient distinguer, parce que le génie est une affaire de liberté, de solitude, et d’espace….

Et puis les riches, ils ont du personnel, voyez-vous…. on n’a jamais rien inventé de mieux que ça, le personnel, pour se faire passer le sel ou le poivre sans qu’un type ne se croit fondé en retour à vous demander de se socialiser avec lui, de mettre dans un pot vos rêves et les siens pour qu’il en sorte un rêve collectif qui ne ressemblera aux vôtres ni de près ni de loin….. Le domestique qui sert à table, il gère son cerveau comme bon lui semble, ça ne regarde pas son maître, il fait ce qu’il veut de ses gages ou de ses congés, et pour payer cette liberté qu’on lui offre, il respecte la vôtre en se tenant droit, quand il officie, sans se mêler….
Que celui qui voudrait me contredire m’indique ce qu’on aurait inventé de mieux que le baumes et les effluves dégagés par les hiérarchies sociales et les castes, pour conserver les libertés.

Au début de ma vie d’adulte, j’étais pauvre, mais l’homme type que j’étais, c’était le milliardaire capricieux dans la peau duquel je me suis glissé depuis…. J’y ai toujours cru dur comme fer, à cette notion d’homme type, et je fiche mon billet que des hommes sont faits pour avoir 17 ans, 40 ans ou 60 ans, qu’ils naissent à ces âges et qu’avant ou après, leur état civil n’est qu’une donnée non corrigée de l’Age type auquel ils sont nés…. Ça se voit bien sur la gueule des petits enfants, ce genre de chose, et l’on aperçoit très nettement leurs calvities futures, en lâchant la bride à son imagination…..

Un jour, quand j’avais 22 ans, j’ai quitté un job de serveur à Chicago pour acheter une très vieille voiture, une épave que j’ai lavé pour la revendre trois cent dollars de plus, et avec cette somme, j’ai acheté quatre nouvelles épaves…. au bout de trois mois, je me suis retrouvé à la tête de vingt mille dollars, et c’est à ce moment là que j’ai hérité d’un million….

Il est bien sympathique, Gonzague Saint-Bris, mon biographe français, mais enfin je n’ai pas fait fortune dans la carrosserie, et je n’approuve pas que l’on raconte des bêtises pour vendre du papier, pour faire du fric sur le dos des pauvres…. je suis riche parce que je suis vif, et je le suis parce que j’ai le sang pur, que je suis un héritier….

Je n’ai pas l’intention de me laisser insulter, et je ne permet à personne de me traiter d’autodidacte, comme si je n’avais pas le mérite d’être un prince…. Les autodidactes, ce sont des gens qui se sont faits tout seuls et qui se sont forcément ratés, des jean-foutre qui n’ont pas gagné dans une autre vie le droit d’être béni des dieux à la naissance….

La prochaine fois qu’un journaliste de Life ou du Figaro se permet de dire que je n’ai réussi qu’à la force du travail alors que j’étais déjà fantastique au fond de mon berceau, je le persécute à coups de procès, et si je ne trouve pas de faille juridique dans ses articles pour le foutre à poil, j’ai assez de relations aux finances et aux douanes pour lui pourrir la vie….

Je n’aime pas la calomnie…. Pourquoi pas m’accuser, pendant qu’on y est, d’avoir réussi grâce à l’ascenseur social, aux cours du soir ou au mérite républicain, d’être un hiérarque du service public à gilet gris parvenu à la tête de son administration à force de travail et d’application dans la médiocrité?

Après avoir touché mon million, je me suis marié avec Josépha Stewart, soixante-dix ans à l’époque et seule héritière alors de la célèbre famille Stewart, celle qui a fait fortune en inventant le journal du matin que l’on fait soi-même en cinq minutes…. Vous avez tous un ordinateur et vous connaissez donc forcément le principe…. Le matin, vous cliquez dans vos favoris, vous sélectionnez les meilleurs articles, vous n’oubliez pas d’introduire du papier recyclé dans votre imprimante, vous enfoncez le bouton rouge et vous lisez votre journal dans le métro…. Grâce à la technique, vous avez ainsi économisé les salaires d’un ouvrier du livre surpayé et d’un éditorialiste malhonnête….

Contrairement à ce que racontent, encore, les biographes, je n’ai pas épousé Josépha pour multiplier ma fortune par dix, mais parce que j’ai toujours aimer baiser les vieilles, parce qu’elles ont des trous de mémoires et qu’on peut les honorer avec une petite queue sans qu’elles fassent part à la cantonade de votre infortune congénitale, parce qu’elle ne se souviennent plus ou qu’elles vous confondent avec un noir de leur connaissance, quand elles papotent.

…. Enfin toujours est-il qu’elle a glissé dans sa baignoire trois jours après le premier anniversaire de notre mariage, et qu’avec dix millions, j’aurais vraiment été impardonnable, si j’avais raté mes débuts en Bourse….. En cinq ans, j’ai atteint la barre symbolique du milliard, figurez-vous…. un milliard de dollars, je ne suis pas totalement sûr que vous vous rendiez compte, quand je vous parle…. Je vais bientôt aller sur Mars…. Une semaine, pour commencer, mais si ça se passe comme je le crois, je vais ouvrir des laveries automatiques, là-bas…. Si ça passe bien, et si Dieu le veut, surtout…

Je suis amoureux, ces temps-ci…. La dame est une grande châtaine aux yeux verts dont je ne doute pas de l’affection, mais enfin, j’ai cru me voir à plusieurs reprises dans ses yeux en train de glisser sur une savonnette, et je la sentais pas tout à fait sincère, quand je la voyais pleurer à mes obsèques, dans le flash qui suivait….. Je n’irais jamais sur la planète Mars, je le sens bien. Je suis encore trentenaire, et j’ai cru sentir passer l’âge type…. Je me traîne, je ne sens plus aucun souffle derrière mon dos, le sang de mes veines ne circule plus aussi vite, et je sens qu’un soir, en revenant chez moi, je vais me suicider, en laissant une lettre dans laquelle il sera écrit que tout lui revient, à la grande châtaine.

Le lendemain, la télévision vous dira que j’étais fou, que la cocaïne et le whisky m’ont rattrapé, que le triomphe m’est monté à la tête, mais vous, vous saurez qu’il n’ s’agit pas de ça, comme je viens de vous le dire…. Vous comprendrez que ce sont les ânes, qui ont recours à la psychologie, que je suis mort aussi sain d’esprit qu’on peut l’être et que j’ai fini comme il fallait, sans renoncer à l’ambition suprême de transformer ma vie en œuvre d’art….

La planète Mars et mon trône sur le toit du monde, en artiste exigeant, je préfère les évoquer dans les points de suspension de ma vie, ceux que je vais coucher sur le papier en tirant ma révérence à New-York, le mois prochain, le 17, au dernier étage, à minuit… Avec le très vieux Browning que je n’ai jamais manqué de mettre sous mon oreiller depuis mes seize ans, pour m’endormir dans le calme.