Tu ne m’emmènes jamais nulle part (II)

L’Excentrique allume alors sa vingtième cigarette d’une main tremblante, et nous ne pouvons éviter de lui poser la question :

« Mais alors, quel est l’avantage de ne pas être marié ?

-Ce n’est qu’apparent, admet-il, mortifié. C’est comme changer de marque de lessive ou d’essence. En réalité, toutes les femmes sont les mêmes, quand on vit avec elles. Tu creuses à peine et tu trouves l’épouse. Ensuite, que la chose dure trente ans avec la même ou un an seulement avec chacune, ça ne change rien.

-N’y a t-il pas des exceptions ? Les femmes qui ont une profession, les artistes, les féministes ?

Il y en a peut-être, et s’il y en a , elles me donneront raison. Le principal attribut féminin, la caractéristique fondamentale qui différencie la femme de l’homme, ce sont les plaintes, l’incapacité de ne pas se plaindre. Il faudrait en tenir compte, dans ces dessins schématiques que nous envoyons dans le cosmos à l’intention d’éventuels extraterrestres : un homme nu et à ses côtés une femme qui l’accable de ses plaintes.

-Mais il n’y  a pas que les femmes pour se plaindre, objectons-nous.

-Justement ! triomphe l’Excentrique, tout le monde est en train de se plaindre terriblement. Les ouvriers et les industriels, les policiers et les prisonniers, ceux qui sont imposées et ceux qui imposent, les jeunes, les vieux, les transsexuels, les médecins, le personnel paramédical, les journalistes, les cheminots. On ouvre un journal, on allume la télé, et qu’est-ce qu’on entend ? Des plaintes ininterrompues, chorales. Nous vivons dans une société qui ne s’exprime et ne communique qu’au moyen de la plainte, voilà le véritable mass-medium de notre société. Les féministes ont raison : voilà un monde tellement déjà féminisé! pourquoi les femmes, maîtresses incomparables de la plainte, de devraient-elles pas le diriger ?

Fruttero&Lucentini, “Le solitaire du lac majeur”, La prédominance du Crétin, 1985

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