On m’a envoyé un lien vers la « terrible affaire Kamagaté » qui, lui-même, relie vers un ancien post de maître Eolas sur cette même affaire. Cette terrible affaire. Qui est celle d’un homme condamné alors qu’il était innocent.
On comprend rapidement ce qui l’a spécialement intéressé ici.
Le tout frais innocenté est ivoirien. Sans-papiers.
Accusé par une jeune femme ayant inventé son agression sexuelle. Jeune femme qui, nous dit-on avec une gourmandise assumée, est de bonne famille bourgeoise libérale et a un petit ami policier.
Je ne dis pas que se retrouver en prison pour un crime ou un délit pour lequel on est innocent n’est pas terrible.
Et bien sûr qu’on peut se réjouir du fait qu’un innocent sorte de prison. Certes, beaucoup de ces innocents n’ont pas eu l’honneur d’un double papier chez Eolas, mais tous n’étaient pas sans-papiers.
Quoiqu’il en soit, sans-papiers ou pas, il est tout à fait compréhensible de se féliciter de cette libération.
Arrêtons-là.
Sauf que Eolas ne s’arrête pas. Cette affaire serait en effet exemplaire.
Cette affaire est extraordinaire en ce qu’elle est terriblement ordinaire. C’est vraiment un dossier classique de comparution immédiate comme il s’en juge tous les jours. On devrait faire analyser cette affaire par les auditeurs de justice à l’ENM, plutôt que leur faire passer de ridicules tests de personnalité. Le témoignage de la victime, un certificat des Urgences Médico-Judiciaires qui donne 10 jours d’ITT, Ite, Missa Est. Le fait qu’il nie ? Aucune importance. Ils nient tous. Le fait que la description ne colle pas vraiment ? Aucune importance. Elle avait peur, elle a dû se tromper. Le fait que le récit des faits était incohérent (il aurait fallu que M. Kamagate eût trois mains pour faire ce que la victime prétendait qu’il avait fait). Aucune importance. Le traumatisme lui aura embrouillé l’esprit.
Bien sûr, raconté comme cela…
En vérité, notre ivoirien sans-papiers est aussi SDF, et, dit Eolas lui-même, « il se fait remarquer quand il est ivre en insultant les femmes qui passent ». L’ITT ne sanctionne pas de violence physique mais il aurait été de toute façon strictement impossible de les déceler selon le récit de la jeune femme. Cet ITT est donc le résultat d’un constat d’un « état de stress post-traumatique majeur ». A-t-il été diagnostiqué par un psychiatre ? Peut-être. Cela nous renseignerait encore un peu plus sur la valeur de leurs analyses… La jeune femme parle d’un homme mesurant un 1m80 ? Monsieur Kamagaté fait 1m70. La jeune parle d’un homme entre 50 et 60 ans ? Monsieur Kamagaté a 46 ans. A moins d’être physionomiste professionnel et entraîné, il s’agit d’une description plutôt honnête. Enfin, l’homme a été reconnu par la jeune femme.
Je veux bien accepter, que pour Eolas et d’autres, l’ITT, surtout ce genre d’ITT, n’est pas une preuve concluante. Éventuellement d’une détresse psychologique, mais pas de culpabilité. Je veux bien qu’ils précisent qu’un simple témoignage de la victime ne saurait suffire. Je veux bien entendre Vae Victis sauter sur cette affaire pour m’expliquer que l’agression sexuelle, comme la pédophilie est un crime tabou de notre époque et que cela entraîne inéluctablement des erreurs judiciaires.
Mais alors il faut assumer tout ce qui va avec.
L’énumération d’Eolas peut être renversée et rester aussi grotesque. La description physique n’est pas parfaite au centimètre ? Pas de séquelles physiques ? Pas de récit de l’agression sans ellipses et omissions ? Vous avez eu le malheur de vous faire agresser sans témoins ? Allez voir ailleurs.
D’ailleurs, il ne faut pas croire que même aujourd’hui seul l’accusé a du mal à se faire entendre. Comme La Crevette le soulignait, il est des témoignages de victimes qu’on traite avec le même détachement que les dénégations d’un suspect que tout accuse. Elle exagère, elle est animée par le ressentiment, ses déclarations sont faussées par le traumatisme, etc.
Je sais qu’il existe une présomption de véracité lorsque le témoignage entendu est crédible. Crédible en lui-même. Crédible par un constat médical. Crédible parce qu’il se moule dans un climat propice à lui accorder de la valeur. Crédible, enfin, parce qu’on trouve un suspect qui correspond bien à la description qu’on en a et qui colle au profil.
On peut se refuser à se laisser aller à sa sensibilité. Etre conscient qu’on est plus ou moins disposé à croire tel ou tel témoignage et refuser cette subjectivité. Refuser les évidences. S’interroger.
Cela est tout à fait méritoire.
Après, il faut être cohérent. Et ne pas accorder d’office plus de crédit au témoignage du sans-papiers avec quelques jours d’ITT qu’aux dénégations du fonctionnaire de police qui était chargé de le mettre dans l’appareil pour Bamako.
Croiser les déclarations. S’attacher aux incohérences. Accorder de la valeur aux mots du témoignages sans les prendre pour la vérité mais s’efforcer à discriminer parmi ceux-ci. S’appuyer sur des preuves matérielles si possible et sur tout autre indice. Etre conscient de ce que la victime -comme le suspect- a en jeu, reconnaître que l’un ou l’autre peut mentir -si ce n’est les deux. Savoir que le témoignage est un matériel humain, sensible, qui peut varier extrêmement d’une personne à une autre, qui est fait d’ellipses, de trous, de détails gravés.
Faire le boulot quoi.
Bien sûr que dans le cas de Monsieur Kamagaté ce travail n’a pas été correctement fait. Peut-être que trop peu de questions dérangeantes ont été posé à cette jeune femme. Le fait que son petit ami soit policier a joué. Face à des victimes d’agression sexuelle, il y a une certaine réserve qu’on s’impose dans les questions qu’on pose à cette victime. Oui, bien sûr.
Mais on ne peut pas écrire tranquillement que
Le témoignage de la seule victime ne peut, ne doit JAMAIS être considéré comme suffisant pour emporter condamnation.
Le déni de justice n’est pas la solution pour empêcher que des innocents finissent en prison. Le problème n’est pas qu’un témoignage de la seule victime puisse emporter une condamnation. Le problème est de travailler correctement ce témoignage. Avec le risque d’erreur qui va avec.
La part d’erreur, la part d’inéluctable, la part d’humain, celle dont on ne cesse de nous entretenir à chaque récidive, ne doit pas toujours se faire au détriment des victimes.
J’ai souvent lu sur le blog d’Eolas d’éminents juristes écrire en réponse à des « populistes » qui demandaient à la justice de faire un minimum son travail: « je souhaiterais qu’il vous arrive un jour d’être en gàv pour un délit/crime que vous n’avez pas commis, et là vous comprendriez ». Ce sont les mêmes qui hurlent à la personnalisation lorsque quelqu’un évoque la peine de mort en disant « réfléchis un peu, si c’était ta petite famille qui s’était fait exploser en lambeaux par cette bombe dans cette gare, que ferais-tu? ne demanderais-tu pas vengeance? », qui utilisent cette personnalisation pour défendre… les coupables et présumés coupables.
La justice humaine n’a de sens que si elle continue à condamner, parfois, des innocents. Je crois que c’est Chateaubriand qui avait dit quelque-chose approchant.
Je dois avouer que je ne comprends pas pourquoi on ne dit pas clairement que le mouvement de personnalisation de la peine a pour corollaire inéluctable l’établissement progressif d’une place encore plus grande faite aux victimes dans l’établissement de cette peine. D’ailleurs, c’est ce qui se passe… La seule autre solution, c’est de renoncer à l’individualisation des peines. C’est un peu l’idée derrière les peines plancher.
Ces gens (et ils sont nombreux) qui hurlent devant la place de plus en plus importante faite aux victimes ou s’égosillent face aux peines plancher semblent ne pas avoir saisi que la société est éminemment troublée par la seule personnalisation en faveur de l’accusé. Si le droit pénal n’est pas défendre des intérêts privés mais l’ordre social, alors il faut admettre de manière évidente que ce dernier est imparfaitement défendu par la personnalisation des peines. Et si on ne veut pas voir des René Galinier chaque jour, il faut non seulement frapper fort sur René Galinier, ça on sait faire, mais aussi équilibrer les choses.