Inception, ou la fuite en avant

Comme tous les autres films de Christopher Nolan (Memento, The Dark Knight, Le prestige), Inception est bourré de choses intéressantes, mais donne une impression de bâclé, comme si le réalisateur comprenait au fur et à mesure que ce dont il traite est bien trop gros pour lui. Il nous joue alors le coup, l’arnaque, pas seulement de la non-conclusion, mais surtout du non-thème, du thème mystère. A l’inverse de ces communautés de fans à travers le monde qui discutent des points de détails pour donner la version la plus logique qui soit, preuve qu’ils sont entièrement désappointés par rapport au sujet du film, qui leur échappe totalement. Ce n’est pas seulement au spectateur de combler les trous, pièges et chausses-trappe, c’est au spectateur de trouver le sujet, le véritable sujet du film.

D’ailleurs, de quoi ça parle ? Et bien ça commence de manière corsée, et personne ne s’interroge là-dessus, par la présence d’une machine, d’un outil gros comme un ordinateur portable qui permet à une personne endormie à côté d’une autre de pénétrer ses rêves. Voilà, on balance une énormité comme ça dès le début et tout le monde prend ça comme argent comptant. Et le pire, c’est que même dans le film, tout le monde s’en fout, de cet objet, de cette technique incroyable, sauf les multinationales qui veulent voler des secrets industriels. Oui. Mais voilà que déjà le film embraye sur autre chose, il s’agit désormais et c’est évidemment plus compliqué, d’insérer une idée dans le cerveau d’une « victime » pour lui faire prendre des décisions-d’ordre financières, de manière à lui faire croire que ça vient de lui. Ce qu’il y a de délirant, d’angoissant, dans le matérialisme et la technique, c’est l’absence totale de réflexions sur eux-mêmes, comme s’ils avaient quelque chose à faire oublier, comme si la mondialisation technique ne s’avouait pas déjà comme tentative d’oubli, d’où la vision toujours complotiste des World Companies dans les films, comme si elles savaient quelque chose qu’il ne faut pas dire et sur quoi repose leur pouvoir et nos servitudes. Mais c’est évidemment cette vision complotiste qui est le secret, leur pouvoir malgré elles, c’est qu’on n’arrive plus à penser à autre chose , à commencer, donc, par cette machine à rêve, donc aux rêves, donc au mystérieux.

Là-dessus, sur cette base déjà claire du délire moderne (délire comme recherche de rationalité dirait Chesterton, n’est-ce pas ?), on se rend compte qu’il va falloir « créer » des rêves, puis des rêves dans les rêves afin de pénétrer plus loin dans l’inconscient du « piégé ». Heureusement les rêves sont ici très « rationnels », pas de monstres, pas de pays des merveilles, juste ce genre de rêve à base réaliste, d’un réalisme tordu, que l’on fait parfois, et donc bien plus étrange que les rêves délirants à monstres et à territoires merveilleux. Je passe sur les scènes d’actions, pénibles, inintéressantes, déjà vues, mais qui ont au moins l’honnêteté d’avouer qu’elles n’existent que pour tuer le temps (le temps que l' »équipe » pénètre un niveau supérieur du rêve). Une bonne partie du film se déroule à Paris. Ce n’est pas un hasard. Les effets spéciaux les plus cocasses y prennent corps de manière tout à fait naturelle : pliages de la ville sur elle-même, effets de miroirs, comme si cette ville était a priori, déjà, une espèce de donné, de carte postale agaçante, dont on ne saurait pas trop quoi faire, transformable et ludique à destination des touristes. Delanöe aurait-il participé au script ?

Bon les références à Borgès, les clins d’œil même, sont nombreux, l’attrait « officiel » du film étant de savoir quel est le véritable niveau de réalité, afin que le héros-et le spectateur avec-s’en sorte. Où, perdu dans les emboitements de rêves, se trouve le vrai niveau de réalité ? Bonne question. Freud, disait (cité dans un Muray) que les troubles de la mémoire étaient dûs à la culpabilité de la satisfaction du parricide. Concrètement, lorsque l’on pense être débarrassé de la fonction paternelle (le passé, l’histoire, la transmission) on ne sait plus trop qui on est et où l’on se trouve. Muray traitait alors des avant-gardes artistiques, celles qui ont besoin de faire table rase du passé pour pouvoir poser le présent, non plus comme accumulation d’Histoire, mais comme point de départ de l’avenir (radieux). Il précise aussitôt qu’une avant-garde doit immédiatement être suivie d’une révolution, ce qui n’arrive jamais (sauf peut-être dans le cas des futuristes italiens, puisqu’on vous dit que c’est un blog d’élite), sinon celle-ci devient de nihil facto obsolète, ringarde et fumeuse. Il dit aussi que dans ce présent dédié à l’avenir, le nouveau héros n’est plus le père, le patriarche, le sage, mais l’enfant, c’est à dire l’avenir déjà-là. Et que fait le héros de Nolan ? Il veut retrouver ses enfants, vivant aux États-Unis, pays où il n’a plus le droit d’aller (il y est recherché par la police), condamné au nomadisme. Le héros veut retrouver non pas le passé qui comblerait ses angoisses, qui le ramènerait donc dans le réel, mais l’avenir radieux. Et lorsqu’il se trouve dans les rêves des autres pour son boulot, son propre inconscient fait intrusion : il voit ses enfants, mais jamais leur visage. A la fin, lorsqu’il est sensé les retrouver sa mission terminée, c’est lui même que l’on voit de dos avec eux. Bref, le film est à prendre à l’envers : les enfants sans visage traduisent le fait que l’avenir radieux lui-même a foutu le camp. Mais même cette réalité-ci, ce constat, s’échappe. Alors on peut retourner Paris sur lui-même comme un nœud de Möbius, c’est à dire comme un endroit sans passé ni histoire, les enfants n’ont plus de visage, le temps s’étire comme le paysage, la gravité perd la boule, même la mort « dans le rêve » est synonyme de folie, de condamnation à errer dans les limbes. Le danger c’est bien de ne plus savoir si l’on rêve ou pas, même dans son propre rêve-c’est à dire dans le monde d’aujourd’hui transformé en Lunapark géant pour nomades. On se prend les pieds dans ses propres salades, comme les mythomanes finissent par croire à leurs propres affabulations.

Il est très symptomatique que le héros « tourne » autour des Etats-Unis sans pouvoir y retourner, les États-Unis comme source du présent-comme-avenir, comme rêve concret, comme monde des enfants à retrouver (comme « inception » : littéralement début, commencement, origine)) et qu’il doive errer dans le vieux monde (Japon, Europe) angoissant car retour du refoulé, paranoïde, constamment trafiqué, nettoyé, replié, « explosant » à la gueule, comme trou de mémoire et comme tombeau vide aussi, évidemment. Il faut faire oublier « d’où vient » le vieux monde pour jouir du monde futur. Il faut camoufler les origines pour camoufler le délire de la répétition. Pas facile, mais on y travaille d’arrache-pied.

Il est amusant que le héros et son épouse aient créé, pour s’évader du monde « réel », une sorte de cité idéale, pourtant totalement angoissante, symétrique, donc labyrinthique, où leurs souvenirs (maison d’enfance) sont enserrés au milieu de vastes allées de building identiques, où l’on vit dans un immeuble mais où l’appartement ressemble à une maison avec jardin (la campagne à la ville, ou le Paris des « quartiers d’antan », comme le désirent les bobos délirants) l’avenir rêvé de sa propre enfance pour échapper au réel encore peut-être trop rigide. Pas complètement à la hauteur des espérances, en tout cas. Amusant également de voir cette cité s’effondrer peu à peu, grignotée par la mer (l’oubli bouffant le faux passé, la folie grignotant le délire). Très amusant, génial, même, la façon dont les figurants dans les rêves, symbolisant l’inconscient du rêveur « visité », deviennent agressifs lorsque cet inconscient détecte une présence anormale, magnifique agoraphobie, même rejet du « réel », d’une vérité, qui déplait, la vérité comme idée extérieure (à la société) s’infiltrant dans les préjugés généraux et généreux présents dans l’individu, comme après la lecture d’un livre, par exemple. La tête de l’individu bourrée du système de pensée des Autres allergique à toute analyse, la société comme système immunitaire contre cette maladie qu’est l’individu pensant par lui-même. Comme si toute la société en effet, se retournait contre un individu qui ne devrait pas être là, c’est à dire penser ce qu’il pense, quelque chose qui déplait royalement au bon fonctionnement onirique et englobant. Des clones qui se méfient de l’authentique, qui veulent se faire passer pour l’authentique, et qui ont donc tout intérêt à rendre le monde flexible, disponible, nomade, sans passé, sans histoire, tout intérêt à faire oublier qu’ils ne sont que répétition d’une chute déjà très lointaine, condamnés à se répéter, mais à condition qu’on ne dise pas cette répétition.

Vous serez comme des Dieux
disait le serpent, donc immortels, oui, mais en tant qu’espèce fait écho Muray, d’ailleurs le démon n’a-t-il de cesse, par la suite, de faire croire que le royaume est de ce monde ? Et de camoufler donc, que le mal, c’est de la copie qui veut se faire passer pour l’authentique, c’est-à-dire la société elle-même lorsqu’elle veut faire oublier tout passé, que le mal, comme on peut le lire chez Sade, n’est au fond que la répétition pathétique, le cliché obligatoire, le non-évènement ?

De tout cela, évidemment, Inception ne rend pas compte, embourbé qu’il est dans son propre fétichisme de la répétition et ses fausses pistes, que les nombreux adeptes essayent en vain de dénouer, alors qu’il tombent en plein dans le panneau, dans le remodelage des cités et donc des âmes (la ville symbolisant d’ailleurs, dans la théorie psychanalytique des rêves, la totalité du sujet : le ça, le moi le monde, l’histoire, l’individu historique), et c’est cette faiblesse qui fait tout son intérêt, forçant le spectateur à participer comme si l’idée venait de lui. Comme dans le film. Comme dans la vie moderne.

12 réflexions sur « Inception, ou la fuite en avant »

  1. Misanthrope modéré

    Heureusement les rêves sont ici très rationnels, pas de monstres, pas de pays des merveilles, juste ce genre de rêve très réalistes que l’on fait parfois, et donc bien plus étrange que les rêves délirants.

    Oui, c’est gênant, cette prétention du film a poser un principe de rationnalité dans les rêves, comme si cet univers était régi par des liens rigoureux de cause à effets : lorsqu’on reçoit une balle, on meurt ; mais on ne sait pas comment les « agents » arrivent dans le rêve avec tel type de pistolet, de fusils d’assaut…

    En sortant d’Inception, j’étais assez bluffé et puis j’ai révisé peu à peu mon jugement, mais c’est un film que j’aurais aimé aimer.

    Par ailleurs, un film en gros sur le même sujet – non pas « les rêves », cette fois, mais les réalités virtuelles – c’était Existenz de David Cronenberg. Je serais étonné que l’auteur d’Inception ne l’ait pas eu à l’esprit. Ce film avait déjà tout dit, et très bien. A la fin du film, des types butent des innocents en pensant qu’ils étaient dans un jeu vidéo, donc nous avions bien déjà l’interrogation sur le niveau de « vraie réalité ».

  2. Vae Victis

    A la fin du film, des types butent des innocents en pensant qu’ils étaient dans un jeu vidéo, donc nous avions bien déjà l’interrogation sur le niveau de « vraie réalité ».

    Non. J’en dirai pas plus pour ne pas gâcher le final. Mais ce n’est pas du tout ce qui arrive.

  3. Pharamond

    Je l’ai pris comme un thriller fantastique distrayant et il remplit assez bien son contrat. Par contre on y croît pas une seconde, qui a déjà rêvé sait que le monde onirique ne ressemble pas à se qu’on voit dans ce film. L’univers créé dans les rêves n’a que des fragments de logique qui mis bout à bout donne une histoire pleine d’invraisemblances.

  4. Misanthrope modéré

    Non. J’en dirai pas plus pour ne pas gâcher le final. Mais ce n’est pas du tout ce qui arrive.

    Euh, ah bon ?

    Mon souvenir du film doit être un peu lointain, c’est possible. Faudra que je me le revisionne, tiens.

  5. John Terby Jr

    « De tout cela, évidemment, Inception ne rend pas compte »

    Heureusement! déjà qu’on ne comprend rien au film… si en plus faut avoir lu Freud et Muray…

    « Par contre on y croît pas une seconde, qui a déjà rêvé sait que le monde onirique ne ressemble pas à se qu’on voit dans ce film. L’univers créé dans les rêves n’a que des fragments de logique qui mis bout à bout donne une histoire pleine d’invraisemblances. »

    Sauf s’il y a un architecte, DiCaprio, c’est lui qui crée le rêve et contrôle le rêveur… Vous n’avez rien compris vous non plus?

  6. Pharamond

    Di Caprio n’est pas l’architecte puisqu’il a besoin d’un architecte pour créer le décor de l’univers onirique, le premier se fait arrêter par Saito et le deuxième est Ariane, la bien nommée. Mais un architecte ne crée qu’un décor, il ne peut dire comment le peupler ou comment y vivre.
    Il ne faut pas nier que le film mérite une attention continue mais je crois l’avoir compris, et pous ceux qui ont des doutes sur Inception il y a un bon article sur Wikipédia.

Laisser un commentaire