Madame de Staël

Longtemps, j’ai voulu comprendre pourquoi Martin Heidegger méprisait souverainement la langue française et ce qui l’incitait à dire qu’elle est impropre à la philosophie.

Et puis j’ai trouvé… Par hasard, en lisant De l’Allemagne, de Germaine de Staël… Dans son petit livre, Germaine compare la langue française à l’allemande, elle en conclut que le français est la reine des langues car elle serait celle de la conversation, celle qui permet de s’interrompre, qui oblige celui qui parle à débiter très vite pour sauver quelques bribes de ce qu’il voudrait dire avant d’être interrompu… Elle résume, Germaine, en écrivant que c’est précisément cette possibilité d’interrompre qui rend la conversation française animée, tandis que celle des allemands serait ennuyeuse.

Ici, en vérité, Heidegger et Germaine disent la même chose: le français est par excellence la langue de la conversation, et c’est bien pour ça qu’on ne peut non seulement pas philosopher en français, mais encore avoir des échanges oraux dans cette langue qui soient plus grands que le silence…

Un temps, Germaine a caressé l’ambition d’être l’éminence grise du Premier Consul Bonaparte, Talleyrand lui a obtenu des audiences, et dans le Mémorial de Saint Hélène, l’empereur semble encore traumatisé par Germaine et le torrent de mots qu’elle a déversés dans ses oreilles, lui qui avait pourtant affronté la Sibérie, le Général Hiver, le retour de l’île d’Elbe en barque et l’humiliation de Waterloo, entre temps…

Germaine, figurez-vous, elle a rencontré Schiller, elle a raconté dans ses mémoires que le poète fût tellement envoûté par son charme qu’il n’a pas pu s’empêcher de saisir ses mains pour les caresser… Lui, ce qu’il a écrit, c’est que les français sont des bavards et des excités, qu’il a d’ailleurs reçu une certaine Germaine, une française tellement agitée et qui parlait tellement vite qu’il a du lui prendre les mains pour la calmer, la décence lui interdisant de lui envoyer un seau d’eau froide dans la gueule.

Ce malentendu m’en rappelle un autre, d’ailleurs: Catherine de Russie usait de tas de petits mensonges pour ne plus recevoir Voltaire, parce qu’il lui faisait mal à la poitrine… En lui parlant, cette grande bavarde de sexe masculin ne pouvait pas s’empêcher de la taper avec deux doigts pour s’assurer qu’elle écoutait bien, si bien qu’un jour, elle a légèrement dégrafé son corsage pour montrer ses bleus à son chef de protocole et lui expliquer pourquoi, décidemment, elle ne voulait plus voir ce monsieur.

Ce qui fait du français la langue du bavardage, c’est que les mot y ont un sens, que les demi-phrases peuvent faire figure de phrases entières, qu’il est neuf fois sur dix impossible de décliner un raisonnement en français sans qu’un auditeur s’autorise à planter une digression derrière une virgule, ladite digression n’en étant jamais une: le fil, vous ne le retrouvez jamais, et du reste tout le monde s’en fout, la conversation française étant faite d’abord pour que les gens s’animent, comme disait Germaine.

Le grand paradoxe de cette affaire, c’est que la conversation française, qui répugne tant aux phrases qui se déclinent longuement pour ne dévoiler leur sens qu’aux derniers mots, qui prive de crachoir l’orateur qui a le culot de chercher ses mots et de marquer une respiration après chacune de ses virgules, qui semble donc faite pour la rapidité et la concision, elle s’étend toujours à l’infini, elle dure souvent des nuits et des années, et moins on en voit la fin, plus les débatteurs semblent ravis à l’idée qu’ils vont pouvoir continuer à faire du bruit avec leurs bouches… En vérité, les phrases longues font les conversations courtes, il faut après avoir longuement écouté puis longuement répondu trouver autre chose à faire que de parler, et la conversation française se résume tout de même au plaisir de parler, de s’animer.

L’un des princes de la conversation française, de l’Esprit français, pourrait-on dire, c’est Léon Daudet… C’est sans doute lui qui incarne le mieux ce goût effréné des imbéciles pour le bon mot, la digression rigolarde, la pire, la plus bête et la plus vicieuse… Après chacune de nos virgules, en français, il faut s’attendre à voir bondir un gros Daudet armé d’un calembour inspiré par l’un des mots qu’il aura chopé dans le début de votre phrase, et s’il se met à rigoler très fort, vous pouvez faire une croix sur votre fil et fermer votre gueule.

Dans le genre digressif rigolard, il y a Jules Renard aussi… Lui qui fût presque le contemporain de Mallarmé et de Nietzsche, savez-vous les seules choses qu’il a dites de l’un et de l’autre dans son journal dont tellement d’andouilles ont fait leur livre de chevet? Mallarmé, intraduisible même en Français (LOL), Nietzsche, beaucoup trop de Z dans ce nom (re LOL)… Imaginez donc parler de Mallarmé ou de Nietzche, ou simplement décliner une pensée en commençant par citer le nom de l’un de ces deux devant un type gonflé par l’Esprit Français…

D’aucuns me diront que Germaine, elle a ferraillé pour les idées libérales et contre le bonapartisme… Je leur répondrais que je n’ai pas le cœur à m’occuper de ces petites choses… Je ne m’intéresse qu’aux grandes choses et aux détails, ceux dans lesquels se cache le Diable… Et puis il ne reste rien de la pensée de Germaine, tout a été dit avant elle et après elle des milliers de fois, du fond de sa tombe elle n’a rien à nous offrir, des wagons d’étudiants en économie et en histoire pourront vous dire qu’elle était libérale, et ça ne vous servira à rien de les entendre… D’ailleurs, on s ‘en moque, qu’un intellectuel soit chrétien ou athée, libéral ou marxiste, plus encore qu’il ait tort ou raison, ce qui importe étant que la moitié de ses lignes plus une ne se trouvent pas ailleurs… En revanche, trouvez-moi un seul agrégé de Lettres qui saura vous expliquer comme je viens de le faire pourquoi elle aimait tant parler et pourquoi elle parlait, cette bonne femme…

Couper la parole, c’est une forme de violence, elle en engendre d’autres bien plus qu’on ne l’imagine, et c’est une chose dont on ne parle jamais… Ce sont des violents, les bavards, en vérité.

6 réflexions sur « Madame de Staël »

  1. NOURATIN

    Bof, ça se discute. Maintenant vous avez des gens qui débitent leurs conneries comme des mitrailleuses dans un langage qui s’apparente au français, vous pouvez toujours vous fouiller pour les interrompre, vous parlerez en même temps, tout au plus. En revanche, un Allemand vous lui clouerez facilement le bec, vous lui parlez en français, il ne mouftera plus, l’effet de surprise…
    Bon, si on peut plus déconner…

  2. FantomedesArchives

    Je me demande toujours comment font les politiques pour ne pas péter les plombs en direct lors de leurs interviews quand les journalistes leur coupent la parole pour la 20ème fois en 5 minutes. Cette incapacité à développer des discours de plus de 20 secondes sur des thématiques très complexes comme la sécurité sociale, la fiscalité ou l’immigration est un fait civilisationnel très grave, au fond c’est ça le vrai péril de la démocratie, c’est l’incapacité de formuler une opinion construite 50 secondes d’affilée sans se faire interrompre.

    Mais associer Voltaire au bavardage là en revanche je ne suis pas. Voltaire c’est quand même celui qui haïssait plus que tout le calembour, qui plaçait le calembour au rebut de l’humour…

    1. XP Auteur de l’article

      Voltaire, c’est de la pure mauvaise foi de ma part¨^^

      Je n’ai juste pas résisté à l’anecdote avec Catherine de Russie…
      Les phrases et les raisonnements qui se déclinent autorisent ce genre d’apartés, lesquels n’ont rien à voir avec les digressions!

      1. kobus van cleef

        C’est que le vieux pervers voulait lui palper les tetasses
        Enfin, je suppose
        Autre chose ; l’article de Lounes sur riff ( quel prénom ! pour moi, un riff, c’est un morcif de guitarelectrik….) cohen a disparu….
        Où est il passé ?
        Censure ?vengeance ?chicorne avec des lecteurs ?

    2. XP Auteur de l’article

      « Cette incapacité à développer des discours de plus de 20 secondes sur des thématiques très complexes comme la sécurité sociale, la fiscalité ou l’immigration est un fait civilisationnel très grave »

      Tout à fait. Fait civilisationnel, c’est le mot juste…
      En revanche, il est convenu d’attribuer ce vice à la modernité, le zapping, les nouvelles technologies… Rien n’est plus faux. Cette tare s’explique par la place trop grande que nous accordons aux mots, cette propension à croire que « les mots ont un sens ».

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