With strange eons

Je vais mesurer mes propos en parlant d’Amaury de Hauteclocque. C’était en 2003. J’étais en garde à vue dans les locaux du 36, Quai des Orfèvres, accusé de diverses choses qui, comme l’avait aimablement précisé un commandant de police du Groupe Bertrand n’entraient « pas dans le cadre du démantèlement de la nébuleuse Sos-Racaille ». Bien sûr que non. C’était à côté. Scindé. Même flics, même juge d’instruction, même parquet, mais rien à dire, impeccablement, administrativement, avec cet impeccable ordre administratif mensonger qui fait l’une des caractéristiques les plus désolantes de notre beau Frankistan, ce n’était pas « dans ce cadre-là ». D’ailleurs dans ces semaines-là c’est fou ce qu’on plaçait en garde à vue et plus si affinités des tas de gens sans que ce soit « dans ce cadre-là ».

D’une manière générale on ne savait d’ailleurs pas très bien dans quel cadre ça pouvait être, au final. D’obscurs délits politiques qui ne pouvaient même pas tomber exactement dans le cadre de la loi Gayssot. Des dénonciation pour des raisons bouffonnes à coups de citations tronquées, prises par la machine judiciaire avec le plus grand sérieux, souvent faites par des affidés du MRAP présents sur l’internet et avec lesquels la police était d’évidence en cheville.

Je n’aimais déjà pas beaucoup la police. J’ai toujours eu un problème intellectuel avec la police et l’armée : ces gens acceptent, de propos délibéré, en toute connaissance de cause, d’abdiquer leur jugement. D’obéir à des ordres sans jamais se poser seulement la question de leur légitimité, en tout cas jamais autrement que de manière toute théorique. Ils se proposent d’appliquer la loi plutôt que de chercher la justice, deux choses qui sont fort différentes et parfois antinomiques.

Le matin on m’avait laissé mes lacets et ma ceinture, mais pris mon trousseau de clefs. On me l’a rendu le soir. J’ai changé quelques verrous dès le lendemain.

Dans mes collections de périodiques, on m’en prit quelques-uns sans que je sache pourquoi. Perquisition semble vouloir dire possibilité de voler ce qu’on veut tant que ça n’a pas de valeur marchande quelconque, car je ne les ai jamais revus. Curieusement, assez peu les Actuel Marx, ni Esprit. Ils ont choisi plus marqué à droite, ça devait faire mieux dans le dossier.

Ils étaient venus avec l’intention de passer ma bibliothèque au crible aussi. Hölderlin. « En allemand ? — Oui. — Vous lisez l’allemand ? — Oui. — Vous devriez passer des concours administratifs… » Humour policier, peut-être involontaire.

Comme d’autres on a saisi mes disques durs le matin et le soir on m’a fait signer un papier comme quoi c’étaient bien les miens, qu’on signe forcément la première fois, tant on est excédé, juste pour sortir. Quelques semaines après, quelques amis franc-maçons qui me considèrent un peu comme un frère sans tablier en ayant à la fois tort et raison m’avertissaient que le commandant de police, qu’ils connaissaient je ne sais comment, faisait courir des bruits : on avait trouvé sur mon disque dur des images « à la limite de la pédophilie ». À la limite. La pédophilie c’était l’accusation à la mode alors et c’est pratique la limite. Heureusement, les gens qui me connaissent assez pour que leur avis m’importe savent que la sortie des écoles, je la ferais plutôt pour les mères de famille.

Je passe sur des déstabilisations grossières, comme la porte du bureau d’interrogatoire qui s’ouvre dans mon dos et un coup de corne de brume, sans raison. Certains se démontent pour si peu ? il y a vraiment des terroristes qui avouent parce qu’on leur fait peur avec un gros bruit soudain ? Car la clientèle habituelle, c’étaient bien des terroristes arabes. La petite pendule qui sonnait Allah-ou-Akbar toutes les heures sur un meuble n’était pas là pour rien, clin d’oeil rigolard j’imagine. Ou cadeau ironique d’un service de police pakistanais ?

Bref ils n’ont finalement rien trouvé. Ils avaient beau répéter que s’ils le voulaient, si je ne donnais pas la phrase passe… si la police franchouille avait eu en 2003 de quoi décoder de manière routinière un cryptage fort, ça se serait su. Peut-être que le disque existe encore avec sa partition cryptée, dans un sous-sol quelconque.

Je m’empresse de préciser que ces agissements étonnants de basse police ont certainement eu lieu hors de la connaissance de M. Amaury de Hauteclocque. Qui imaginerait le contraire ? Mais vers la fin de l’après-midi, m’annonçant qu’on allait me libérer, on me dit qu’il allait passer : c’était quelqu’un de considérable et en tout cas leur supérieur, leur chef, charismatique si j’en croyais le ton de leur voix lorsqu’ils en parlaient. Hauteclocque, Leclerc, Bad-Reichenhall. Mais ce n’était probablement pas le moment de rappeler par association cet épisode qui fait du maréchal à titre posthume Leclerc un simple assassin galonné.

Bien habillé, sportif, bronzé, Amaury de Hauteclocque s’assit négligemment sur un coin de bureau pour me dire que maintenant qu’on me connaissait chez eux, j’avais intérêt à ne plus me faire remarquer. « Tu as intérêt à ne plus te faire remarquer ». C’est ce tutoiement qui m’a fait prendre conscience qu’aucun des policiers ne se l’était encore permis. Un mélange de décontraction affichée, de hauteur et de volonté de m’impressionner. J’ai horreur qu’on essaye de m’impressionner, ça ne marche généralement pas et j’en conçois facilement du mépris pour l’interlocuteur qui s’amuse à ça. Je ne devais pas être bien important ce jour là car Amaury de Hauteclocque se détourna rapidement de mon cas, en me faisant une sorte de morale assez piteuse, toute faite, d’où il ressortait sur un ton menaçant qu’en tout cas « tu ferais mieux de ne pas recroiser notre chemin ». On se serait cru dans un épisode d’une médiocre série policière française, où il n’aurait pas déparé, la mâchoire carrée caressée amoureusement par la caméra de la grosse Josée Dayan pour illustrer la force de la loi contre les méchants qui osaient menacer à la fois la République, le vivre ensemble, la mémoire de la Shoah et la conscience universelle.

« Ne plus me voir ? » mais je ne demandais que ça. Qu’étaient-ils donc venus me chercher ?

Dans une pizzeria près de la gare du Nord où je déjeunais quelques semaines plus tard avec Beketch pour lui raconter tout cela, il m’avait consolé : « toutes les polices politiques se font un jour ou l’autre prendre les doigts dans la porte de l’alternance ».

Effectivement. Il aura fallu dix ans pour que Hauteclocque se fasse coincer les doigts, mais c’est arrivé.

Je lui souhaite une joyeuse retraite dans son cimetière des éléphants.

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À propos Nicolas

« Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur la toit, et qu'il faillait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix prétendaient que ce souhait était d'une grande impiété, d'autres disaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde, il passa devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de l'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont prétendu que Fabrice, toujours fou,  eut l'idée de jouer le rôle du diable, et qu'il jeta à ces soldats une poignée de sequins. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait semé des sequins sur le plancher de sa chambre, et qu'il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour Farnèse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre. »

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