Je vous aime

Lorsque j’avais quinze ans, j’étais amoureux de Julia Roberts, à m’en rendre malade.

Un soir, je m’en suis même tapé la tête contre les murs de ma chambre, tant j’en voulais à cette traînée de nous avoir tenu à distance la veille, nous les fans, tandis qu’elle faisait la belle devant le Plaza Madeleine.

A cette époque, j’étais l’une des plumes les plus brillantes des forums qui lui sont consacrés, à cette femme,… Ne reculons pas devant les mots, j’étais alors la coqueluche virtuelle de ces dames, et les admiratices japonaises de la star se mettaient même au français pour échanger des considérations avec moi.

De toutes les filles de mon cheptel, celle qui me plaisait le plus, c’était Andréa. Ce n’était peut-être pas la plus belle, mais elle était la plus jolie. Derrière mon clavier, j’imaginais une fille passe-partout, avec des lunettes, derrière laquelle on ne se retourne pas mais dont on se dit qu’elle a de sacrés jolis yeux, quand on la voit pour la première fois sans les lunettes.

Un soir, aux alentours de mes quinze ans trois-quarts, j’ai senti pour la première fois le souffle de la vieillesse et de la mort passer sur ma nuque et j’ai pris à 23H50 la décision de me caser…. Assez de faire le beau, de danser de lits virtuels en lits virtuels pour faire souffrir toutes ces innocentes…. Andréa avait peut-être des lunettes, mais ce serait ma femme, car c’est ainsi que je venais d’en décider.

La différence d’âge ne me faisait pas peur. Elle avait certes trente-sept ans tandis que moi je n’en n’avais pas encore seize, mais cette broutille ne pouvait pas davantage me faire rebrousser chemin que l’infirmité dont elle était frappée…. elle l’avait longtemps évoqué avec pudeur, la-dite infirmité, en précisant qu’elle tapait sur les touches de son clavier avec son pied gauche, et pour me signifier que notre conversation devait s’arrêter, elle écrivait en riant à demain, je commence à fatiguer du pied.

Nous nous sommes vus en janvier, pour la première fois. Je me rongeais les sangs derrière la vitre d’une terrasse chauffée du quinzième arrondissement, je guettais le ballet des automobiles, il neigeait, l’alcool embuait déjà mes pensées, quand j’ai vu sortir son fauteuil du taxi, une Porsche Cayenne noire aux vitres aveuglées…. En dépit du brouillard, j’ai distingué tout de suite que c’était elle, et d’ailleurs, les quatre roues de sa petite voiture n’étaient pas encore posées sur le sol qu’elle me dévorait déjà des yeux tout en bougeant sa tête en rigolant, pour me dire bonjour.

Comment vous la décrire? Pour commencer elle n’a pas de bras. Plus exactement, elle n’est pas nantie de ce que l’on appelle couramment des bras. En lieu et place, le Très-Haut lui a mis des moignons très longs pour des moignons, des membres d’environ quinze centimètres qu’elle rabat sous son pull, l’hiver…. Comme, proportionnellement, elle a de très grosses miches, les deux avant- bras posés sur elles et sous la grosse laine donnent l’impression d’une espèce de femme-miche, et plus d’un gros cochon inscrit aux Beaux-Arts ou dans une quelconque école de cinéma l’a harcelée pour lui proposer d’en faire leur muse…. Plusieurs fois, il lui a même fallu appeler la police, pour qu’ils se contentent de regarder à distance, qu’ils cessent de la demander en mariage ou d’insister pour qu’elle tourne dans leurs films, comme elle me l’a appris par la suite.

Elle n’a pas non plus tout à fait des jambes. A droite, il n’y a rien qu’un morceau de peau qui pend, mais à gauche, il y a une cuisse, un genoux, un mollet et un pied….. C’est avec lui qu’elle tourne les pages de ses livres, surfe sur le web, tient sa fourchette, mange, et se gratte la tête…. C’est ça, qui impressionne vraiment les gens… Quand ils voient son gros orteil se lever pour appeler le garçon et quand surtout, ils le voit venir vers elle, ils balancent tous entre l’incrédulité, l’admiration et la volonté d’arrêter la vodka, ou pour le moins de ne plus commencer avant dix heures du matin.

Au premier instant, j’ai su que c’était la femme de ma vie. Au début nous cachions notre amour et j’allais la voir avant mes cours pour la coiffer et lui nettoyer la foufoune, avant de la placer devant sa fenêtre avec ses chips et son jokari…. Le soir, après l’école, je la sortais. On allait au restaurant chinois, et quand nous arrivions, le patron Vietnamien nous balançait avec son accent inimitable un retentissant Salut les amoureux, hi hi hi, qui nous mettait du baume au coeur…. Avec la distance, je me demande s’il ne se foutait pas un peu de nos deux gueules, ce japonais.

Il a fallu que je présente ma fiancée à mes parents, lesquels m’avaient eu jeunes, un soir d’égarement, et n’avaient en conséquence aucune différence d’âge avec ma poupée … Mon père était un militaire de carrière. Dans les deux années qui ont suivi, il m’a fait des misères monstrueuses, il m’a battu devant ma future femme en me traitant de dégénéré, il l’a poussée dans les escaliers avant de me suggérer sardoniquement d’aller la chercher, puisque je suis un homme, puis il a fait une dépression nerveuse et il est mort…. Deux ans, trois mois et sept jours après la première rencontre avec sa bru, et trois jours après ma majorité, pour être absolument exact.

Pour le coup, je viens d’hériter. Andréa et moi, nous allons nous marier en septembre. Nous venons d’acheter une maison dans le Finistère, avec mon argent… Nous devons être prudent dans nos investissements, car il nous faut verser encore un paquet de fric à Maître Grolard, le célèbre ténor du Barreau de Paris, celui qui nous a défendu quand mon papa a traîné ma future femme devant la justice pour détournement de mineur…. Il a pour le coup assuré magnifiquement, Grolard, en faisant rire devant les caméra du 20 heure avec des blagues selon lesquelles ma future femme ne m’avait certainement pas couru après.

Andréa et moi, on ne l’aime plus, Julia Roberts. Dans notre maison du Finistère, on surfe sur le forum des fans de Sophie Marceau.

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