Terrasse de café

Je suis arrivé en avance.

J’ai choisi une table et j’ai fait tourner une chope à moitié pleine, pour m’amuser à faire de la mousse… La pluie fine me ramenait à d’autres septembres, un autre jour, une rentrée scolaire enfouie dans le temps, des peurs et des petites envies d’en finir… C’est effrayant, le retour de l’automne, d’abord, puis les frissons charrient d’anciens rêves de conquêtes, des jolis manteaux, des espoirs caressés à tort qu’on a bien fait de caresser, pour qu’ils reviennent en souvenir.

Mon camarade est arrivé, il m’a serré la main, puis un vieux chien s’est approché de moi, pour mendier… Il était marron avec des taches blanches, des pans entiers de sa peau étaient arrachés, j’ai voulu caresser sa tête, il a reculé pour aboyer de loin, en montrant les crocs, il sautait, il avait peur… Les gens se sont retournés vers moi, ils voulaient savoir qui c’est, un type qui met en colère des bêtes dont tout le monde se fout, qui doivent elles aussi se foutre de tout le monde… Une grosse dame avec un chapeau très large a même fait un clin d’œil à son amie de table, une jeune fille, pour signifier qu’il fallait mieux s’éloigner de moi.

Un très jeune homme est venu prendre la commande, il était maigre à faire peur, il craignait de mal faire, il avait un tablier noir qu’on trouve seulement sur les vieux serveurs… C’était émouvant, avec mon œil de peintre amateur j’ai vu qu’il avait volé deux ou trois scooters, dans un passé proche, mais qu’il s’était fait gauler tout de suite par la police… A tous les coups, les flics ont débarqué chez sa mère, il s’est prit quelques gifles, et le tribunal pour enfants l’a placé en apprentissage… Il est grand, il présente bien, il est beau comme l’était son pauvre père, a forcément dit la mère à la barre, et l’assistante sociale l’a placé ici… J’en sais des choses, moi.

Quand il est revenu avec nos bocks et nos cacahuètes, il a trébuché dans le sac à main d’une cagolle, une sous Lady Gaga assise à côté de nous qui avait des cheveux rouges, il m’a baptisé avec ma bière, il est parti en courant pour revenir avec du sel et un torchon, pour m’éponger la chemise… Ca tache pas la bière, je lui ai dit, et puis c’est pas grave du tout, mais il n’écoutait pas, il épongeait comme un dingue.

Sur la grande place, il y avait le Maréchal Buron juché sur son cheval, et quand j’étais petit, j’ai voulu grimper vers lui, m’asseoir derrière le héros de la guerre des quatre Vallées, le serrer par la taille, pendant que mon père était chez le coiffeur, dans une rue proche… J’ai trébuché, je suis tombé sur la tête, sur le guidon de mon petit vélo, et je me souviens de tas de gens autour de moi, d’une ambulance et d’une dame très gentille, une vendeuse de fruits de saison qui m’a épongé le front, ce jour-là, quand j’étais petit.

Mon camarade m’a dit des choses, pendant deux heures… L’époque est vide, il a raconté, nous sommes assis là, rien ne se passe, on nous a privé d’épopées, de grandeurs, nous n’avons personne à regarder, rien à chérir, rien à voir, rien à raconter…

Je m’emmerde, il a dit pour finir. Je ne suis pas fait pour vivre dans un monde désacralisé.