Ca s’en va et ça revient

J’habite en 1976.

Elle me coûte chère, cette croisière, 46 700 € pour l’année… Le forfait comprend la location de l’appartement que j’habitais quand j’étais petit, la décoration de l’époque entièrement restituée, les tableaux raccrochés sur les murs, et je peux faire un procès, si je ne vois pas de ma fenêtre la même chose que dans le temps, un contrat est un contrat… C’est une entreprise roumaine, qui m’a proposé le meilleur devis.

Tous les matins, j’allume ma radio, et je tombe sur Jean-Pierre Elkabbach qui interviewe Raymond Barre ou Johnny Hallyday… Vers les 9H00, une intermittente du spectacle grimée comme ma mère en ce temps-là vient me dire bonjour, elle me sermonne pour mon bac que je ne prépare pas assez, elle pose une barquette sur la table et du Nutella, puis elle s’en va… J’ai entendu dire que des millionnaires américains se payent une mère, un père et un petit frère à demeure pendant toute la croisière, qu’ils choisissent les acteurs sur casting et que Madonna a déboursé deux millions de dollars pour dix jours de voyage… Nous n’appartenons pas au même monde.

Ensuite, je traîne dans l’appart en révisant, je mets à fond Angie des Rolling Stones, et le voisin est payé pour frapper au mur avec un balai… Il pourrait aussi venir sonner à ma porte et me dire qu’il me casserait bien la gueule si j’avais du poil au menton, qu’il va avertir mes viocs, que ce sera bien fait pour moi, que je ne ferais jamais rien dans la vie, mais ça m’aurait fait un forfait de 47 900 €.

A vingt heures, je regarde le journal télévisé, on y commence toujours trois ou quatre reportages par la phrase,en ces temps de crise que nous vivons, j’y entend François Mitterrand démontrer que la classe moyenne va bientôt disparaître, des syndicalistes que les ouvriers sont de plus en plus pauvres, et des chercheurs en sociologie du CNRS approuvent gravement en précisant qu’au rythme où se font les fermetures d’usines, les CSP moins  n’auront plus les moyens de s’acheter un vélo à crédit vers 1985.

Ensuite, je regarde Claude François, les variétés… C’est chiant comme la mort, ça donne envie de changer d’époque, d’être transporté vers des temps plus gais, ça file la nostalgie de l’an 2012, ce temps béni où 1976 pétillait …

Vers les 23H10, un type qui ressemble vaguement à mon père mort en 1996 déboule brusquement dans l’appartement (l’agence roumaine lui a donné les clefs), il traine ma fausse mère pas les cheveux, il la défonce à coup de ceinturon, il a bu, et comme prévu dans son contrat, il m’en fout un coup sur la gueule en me disant que c’est lui le chef, ici… Ils miment grossièrement une scène de réconciliation, les deux, puis ma mère vient me dire que je suis un bon à rien, que je ferais mieux d’aller me coucher, que c’est de ma faute si mon pauvre père est dans cet état… A minuit, ils repartent discrètement, et moi je me saoule la gueule avec le Kiravi que les roumains m’ont laissé dans le frigidaire.

Le 21 Juillet 1976, quand mon père a brandi son ceinturon, je le lui ai pris des mains, je l’ai traîné dans la chambre de ma petite sœur et je lui ai fracassé le crâne… Il a gueulé ouh là, comédien, théâtre, qu’est-ce que vous faites, je ne suis pas votre père, j’ai votre âge, j’ai même deux ans de moins, mais rien y a fait… je l’ai séché comme une merde, je suis allé chercher l’actrice, je l’ai emmenée par les joues jusqu’à son mari à la scène, puis je l’ai fini à coups de souliers.

Je n’avais pas les moyens de me payer la croisière, de toute façon… Je suis au chômage depuis mars 2010, j’ai fait un chèque en bois à l’agence…J’ habitais au douzième étage, quand j’étais petit, à Passy, je me suis jeté par la fenêtre après avoir laissé une lettre pour ma vieille mère, qui coule des jours heureux dans le midi sous les portraits attendris de mon père et de moi-même, les deux êtres qui lui sont les plus chers au monde, dit-elle.