Maggie, en 1995, vous expliquait lumineusement ce qui ne tournerait pas rond dans l’Europe de 2012 :
On ne manquera pas de rappeler que, à l’été 1990, lorsque j’avais discuté avec John Major de la tactique à employer pour résister aux pressions en faveur de l’Union économique et monétaire, j’étais prête à ce que les onze autres États négocient un traité séparé pour l’UEM. Par cet accord, l’Allemagne et la France finiraient par financer toutes les subventions régionales réclamées par les pays les plus pauvres pénalisés par un taux de change plus défavorable. Il me semblait qu’il serait également possible, lors de ces négociations, d’exploiter l’inquiétude de l’Allemagne face à l’affaiblissement de sa politique anti-inflationniste, qu’entraînerait tout mouvement vers la monnaie unique aux dépens du Deutschmark. Par-dessus tout, nous devions être prêts à user de notre droit de veto (et à le faire savoir) si nous voulions que, confrontés aux dures réalités, nos partenaires de la Communauté y réfléchissent à deux fois. Bien sûr, il est impossible de savoir comment la situation aurait évolué si l’on s’en était tenu à cette stratégie. En dépit des incantations hystériques prétendant le contraire, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter d’un éventuel « isolement ». Nous aurions pu continuer à bénéficier du Marché unique grâce aux traités existants, sans toutefois être libérés de la PAC et des intrusions de la Cour de Justice. La seule malédiction se trouvait dans les imaginations trop fertiles de députés conservateurs pris de panique.
Malgré les applaudissements recueillis au début, l’approche de John Major laissait le problème fondamental sans réponse. Avec lui, nous renoncions à défendre notre propre conception de la Communauté pour nous engager dans un cadre européen qui ne nous convenait pas, en nous reposant sur des exemptions particulières qui, en dernier ressort, dépendaient de la bonne volonté et de l’honnêteté de gens et d’institutions aux buts radicalement opposés aux nôtres. Ce changement de perspective aggravait notre position car, en acceptant des points de principes importants, comme par exemple les objectifs généraux fixés par les articles A et B, l’Angleterre aurait beaucoup plus de mal à faire valoir ses propres conceptions dans l’avenir.
En fait, la Grande-Bretagne réussit à négocier deux dérogations. La première dispensait la Grande-Bretagne de la réglementation communautaire sur les conditions de travail et les droits syndicaux prévue au chapitre Politique sociale, la seconde nous permettait d’échapper à la troisième et dernière phase de l’Union monétaire. Le gouvernement avait parfaitement raison de résister aux clauses sociales qui auraient augmenté le coût du travail, limité la flexibilité et la compétitivité, portant ainsi un grave coup à l’emploi. Mais cette exemption ne touche que les nouveaux accords, et non les directives sociales du traité de Rome, amendé par l’Acte unique européen. Ces traités permettent toujours de faire entrer par la petite porte les coûts sociaux élevés pratiqués en Allemagne et en France. Nous en voyions un exemple parfait dans la directive de juin 1993, limitant la durée maximale du travail à qua- rante-huit heures par semaine. Elle fut présentée comme une mesure de « santé et sécurité » de l’article 118a, pour lequel un vote à la majorité qualifiée suffisait. Le gouvernement a fait appel devant la Cour de Justice, mais les directives sur les congés maternité ou l’emploi à temps partiel continuent d’affluer. Toutes ces mesures auraient pour effet principal — et sans doute pour seul objectif — de réduire la flexibilité et la compétitivité de l’industrie britannique, afin de nous aligner sur les autres pays d’Europe.
De plus, il est sûr et certain que les Français en particulier feront tout pour éviter que les entreprises, attirées par nos faibles coûts sociaux, opèrent des délocalisations vers le Royaume-Uni. La réaction à l’affaire Hoover en est une parfaite illustration. Au grand dam de la France, Hoover-Europe avait décidé de quitter l’usine de Dijon pour transférer sa production d’aspirateurs à Cambuslang, près de Glasgow, où, comme l’expliqua le président directeur général, les coûts salariaux seraient inférieurs de 37 %. Cette différence s’expliquait en grande partie par les lourdes charges sociales imposées en France. Et quand la Grande-Bretagne exprime son souci de maintenir les coûts salariaux et les rigidités de la réglementation à un niveau inférieur à celui de ses voisins, les Français parlent de « dumping social ». En de telles circonstances, on n’a pas fini de nous forcer la main pour que nous acceptions des réglementations qui ne feraient que détériorer notre économie.
De même, la dérogation concernant l’Union monétaire n’est que poudre aux yeux. Effectivement, elle ne touche que la dernière phase, sans nous dispenser des deux premières. On peut discuter des limites que les deux premières étapes imposent à notre liberté économique, mais il est sûr que ce n’est absolument pas négligeable. Les États membres sont censés considérer leur « politique économique comme une question d’intérêt commun ». Des recommandations sont émises par la Commission et le Conseil européen, et l’on incite les États membres à s’y soumettre par le biais d’une « surveillance multilatérale ». La Commission a donc le pouvoir de contrôler les déficits du secteur public des États membres et de prendre des mesures contre l’État concerné si elle juge le déficit « excessif ». Pendant la deuxième phase de l’Union monétaire, les États membres devront se préparer à l’indépendance de leur Banque centrale (comme le Royaume-Uni l’a déjà fait) et adopter des « programmes pluriannuels destinés à assurer la convergence nécessaire à la réalisation de l’Union économique et monétaire ».
Enfin, les membres sont incités à traiter leur « politique de change comme un problème d’intérêt commun ». On peut craindre que d’autres États membres et les institutions européennes n’interprètent cela comme une obligation imposée à la Grande-Bretagne de rejoindre le mécanisme de change du SME et de soumettre à nouveau sa politique monétaire au maintien d’une parité extérieure. Bien que l’explosion du SME de 1992 rende la perspective de l’Union monétaire plus incertaine qu’au moment de la signature du traité, l’élargissement à 15 % de la marge de fluctuation du SME pourrait être interprété comme étant la marge normale satisfaisant aux prétendus « critères de convergence ». Cela permettrait à un noyau d’États membres d’entrer dans la phase 3 avec un retard limité par rapport au programme initial. Et le problème fondamental de la dérogation britannique reste inchangé. Une fois qu’un noyau aura atteint la phase 3 et adopté l’Écu, la Grande-Bretagne subira des pressions (qui finiront par devenir obligations) pour qu’elle maintienne la parité de la livre avec l’Écu, en accord avec ses obligations de la phase 2, et pour qu’elle se conforme ainsi aux taux d’intérêt de la monnaie européenne. Et si certains États membres adoptent une Union monétaire totale, les Britanniques n’auront aucun siège au Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne qui fixera les taux d’inté- rêt que nous serons censés respecter. La tentation sera donc forte d’aller jusqu’au bout et de rejoindre l’Union monétaire. Le traité de Maastricht est très clair sur ce point, la phase 3 sera « irréversible », ce qui signifie que, sous la loi communautaire du moins, nous n’aurons pas le droit de faire marche arrière et d’émettre à nouveau des livres. Ce serait une perte de souveraineté fondamentale qui marquerait une étape décisive dans notre soumission à un super-État européen.
Ceux qui affirment que cela ne se produira jamais, parce que l’explosion du mécanisme du SME a prouvé l’absurdité des taux de change fixes dans un monde turbulent, négligent deux considérations d’importance. Tout d’abord, le mouvement historique qui tend vers une accélération des démarches fédéralistes en Europe prouve que les européanistes ne se laisseront pas dissuader par les circonstances. En fait, chaque échec les pousse à aller plus loin et plus vite vers cette conclusion irrévocable. Ensuite, il serait possible d’éviter une grande part de l’instabilité due à la spéculation sur les monnaies qui a mené à la rupture du SME en allant directement vers des taux fixes et une monnaie unique. Bien sûr, pour les pays les plus défavorisés, les conséquences seraient encore plus dramatiques que celles résultant des monnaies surévaluées du SME. Il s’ensuivrait de grandes variations régionales dans l’activité économique, un déclin industriel et une montée du chômage à la périphérie qui, à terme, mèneraient à une vague d’immigration.
Mais il faut être naïf pour s’imaginer que de telles conséquences seraient considérées comme une raison suffisante pour renoncer à l’aventure. Effectivement, une issue aussi heureuse reposerait sur le sens des responsabilités des États. Mais les institutions politiques nationales perdent peu à peu leur pouvoir au profit d’institutions européennes centralisées, sur lesquelles il n’existe aucun contrôle démocratique véritable. De toute façon, s’il faut compter sur des circonstances défavorables, échappant à tout contrôle, pour défendre les intérêts nationaux à long terme à notre place, cela revient à une véritable abdication du pouvoir politique.
Mes réticences face à Maastricht se justifiaient au moins autant par les risques que le traité faisait courir sur le plan international que sur le plan national. Si, lors de mon discours de Bruges en 1988, j’avais surtout parlé de la force des traditions et des institutions britanniques, je m’inquiétais également des conséquences du traité sur les autres pays d’Europe et sur le monde. Finalement, c’est aux Allemands, aux Français, aux Italiens et aux autres de décider quelles relations politiques et éco- nomiques ils veulent entretenir. Mais celui qui ne tire pas la sonnette d’alarme en voyant de grands pays courir au désastre est un irresponsable, doublé d’un mauvais européen. Il serait absurde que l’Allemagne renonce au Deutschmark ; absurde que la France joue indéfiniment les faire-valoir pour son voisin d’outre-Rhin plus puissant ; absurde que l’Italie abandonne des réformes politiques nécessaires en cherchant des solutions dans l’Europe ; absurde que l’Espagne, le Portugal, la Grèce et l’Irlande renoncent à exploiter leurs faibles coûts salariaux en échange de quelques subventions allemandes ; absurde que les Scandinaves exportent leurs charges sociales élevées dans les autres pays d’Europe, au lieu de les réduire. Quant aux anciens pays communistes d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, comment peut-on espérer qu’ils se redressent avec le régime exorbitant que les politiques sociale et monétaire de la Communauté leur imposeront ? Il est difficile de les imaginer autrement que comme les parents pauvres d’une Union européenne à la Delors. Pour les membres de l’Union, donc, une telle politique condamne au déclin économique. Pour les voisins de celle-ci, c’est une menace d’instabilité. Pour le reste du monde, c’est un élan vers le protectionnisme. Ce traité de Maastricht, qui fait peser de telles menaces, n’eut même pas l’effet escompté : ressouder le parti conservateur. Effectivement, au Parlement comme dans tout le pays, il a provoqué une rupture au sein du parti tory et a miné la cohésion du gouvernement. La stratégie — dont Maastricht faisait partie —, consistant à prouver à nos partenaires que la Grande-Bretagne voulait être « au cœur de l’Europe », a directement conduit à une récession inutile, provoquée par le maintien obstiné d’une parité insoutenable de la livre au sein du SME. Notre départ humiliant du Système causa d’autres torts au parti tory. Et tous les problèmes fondamentaux se poseront à nouveau à l’approche de la conférence intergouvernementale de 1996.
Pour moi, tout cela était déjà assez clair en novembre 1991 et, avant même de connaître tous les détails du traité, je savais que je devrais m’y opposer bec et ongles. Pour les raisons que j’ai soulignées, c’était beaucoup plus gênant si je restais à la Chambre. De plus, il semblait que les élections législatives, quand elles auraient lieu, seraient loin de nous apporter la vaste majorité de 1987. Il me serait donc plus difficile de m’exprimer et de voter comme je l’entendais. En tout état de cause, bien qu’ayant repris ma place sur le banc des députés que j’avais occupé vingt-cinq ans plus tôt — et que j’avais énormément apprécié à l’époque —, je me sentais mal à l’aise. Être député vous procure l’avantage de parler librement, mais pour moi, cela ne serait jamais plus possible. Le moindre de mes mots serait interprété comme un soutien ou une opposition à John Major. Ma seule présence lui porterait ombrage, et cela me porterait ombrage à mon tour. Je décidai donc de démissionner de mon poste de député de Finchley et acceptai d’être nommée pair à vie et de siéger à la Chambre des lords.
Margaret Thatcher, Les Chemins du pouvoir, Mémoires, II, Albin-Michel, p. 450-454.
(Je dédie spécialement ce texte à tous les crétins libéraux en chambre que compte le camp des délirants ou fatalistes européistes. Smack.)