Burke and Hare – Spoilers. Pleins de spoilers. Que des spoilers. J’encourage à voir le film avant de lire ce qui suit !
Ah, ce n’est pas tous les jours qu’il est permis de s’émerveiller d’un film ! Loin des lénifiantes et atroces productions françaises plus dégoulinantes de moraline glacée les une que les autres, ces déprimantes comédies réconciliatrices et collectivisantes, c’est à dire foncièrement mensongères et criminelles, c’est en Angleterre qu’il faut aller déterrer ce vivifiant et toujours instructif humour noir, cet humour qui révèle toujours cette part de vérité, cette part du vice révélée qui rend le monde un tant soit peu respirable. Et l’action du film se déroule en plein XIXeme, l’ère scientifico-puritano-progressiste par excellence, et le magnifique Burke and Hare ( « Cadavres à la pelle », John Landis) n’en finit pas d’aller jeter un coup d’œil sous ses jupons, pour notre plus grand bonheur. D’autant plus qu’il s’inspire d’un fait divers qui avait fait grand bruit, et dont les grandes lignes sont respectées : Burke et Hare furent deux émigrés irlandais qui, à Édimbourg vers 1825, tuèrent 17 personnes pour vendre leurs cadavres à une université de médecine, en plein boom des recherches anatomiques et en pleine pénurie de macchabées frais suite à une modification de la loi réduisant fortement le nombre de peines capitales. Burke & Hare et leurs compagnes respectives furent arrêtés, mais seul Burke fut exécuté, chargé par ses compères, et à cause d’un arrangement avec le Docteur Knox, l’influent commanditaire, lui-même ayant feint de ne pas connaitre l’origine des cadavres.
Le film s’ouvre magistralement, tel une bonne pièce d’époque, sur un aparté du bourreau, expliquant la situation, et développant la loi économique de l’offre et de la demande, prophétisant avec bonhomie le marché de la vente de cadavres d’origines douteuses, juste avant de pendre une vieille voleuse prostituée, en plein milieu de la place du marché d’Édimbourg, exécution pour laquelle la foule suspend un instant ses activités, pour pousser un hourra et aussitôt les reprendre, dépouille immédiatement vendue à un employé de l’université de médecine. « Showtime ! ». Secrets de coulisses. Coulisses de la société. Épopée grand-guignolesque, crachat-comme celui de la vieille édentée sur l’échafaud- au visage de la multitude confiante ! Comment ne pas y voir un pied-de-nez à nos ridicules idéaux humanistes ? Comment ne pas croire que seule l’apparence de la farce permet encore de contourner tout l’affairisme vigilant de nos censeurs ? Qu’on lise les critiques françaises, elle font comme si elles n’y avaient vu que du feu, à travers leurs pruderies forcées autant que brèves, eux les chantres de la dérangeance et des avancées sociétales clownesques : « une aimable pochade qui fait de cette comédie noire une source assurée, quoique relative, de divertissement » (Le Monde); « triste farce d’un John Landis usé par les ans » (Libération) ou encore « Le revenant fait pâle figure et ses gags sont moribonds » (l’Humanité) à plus éclairé : « un délice savoureusement anachronique à l’aune du ton des comédies actuelles » mais finalement à côté de la plaque « le tout saupoudré de romantisme puisque l’argent récolté par Burke lui sert à financer la pièce de celle qu’il aime » (l’Express). Les rois de la magouille minable, de la promotion clic-clac, des petits arrangements entre amis et des grands moulinets moralistes pas contents du tout qu’on se permette de mettre les pieds dans le plat de leur crapulerie à masque de mère-la-pudeur, alors on grimace sur la façade, on fait une moue de vieille fille sur l’apparence, afin d’éviter d’avoir à traiter du fond, et dans l’espoir qu’on ne s’y attarde pas. Et c’est tout le convoi médiatico-hygiéniste dans ce qu’il a d’éternellement moderne qui est disséqué dans ce film, si on sait y regarder, et notamment la façon qu’il a toujours eu, ce convoi, de littéralement voler les existences des miséreux et marginaux au nom des grandes causes morales, de les faire disparaitre du réel, pour seul but de disséquer leurs cadavres sur les plateaux de télévision, pour le bien radotent-ils, de tout le monde mais surtout desdits miséreux et marginaux. Le fameux corps social, le voilà ! Pas de visage, pas de nom, mais de la chair à canon puis de l’entrailles pour élite médiatique à masque de chirurgien fou, toujours le même bobard à trémolo, la même chansonnette pour gogos.
Je ne vais pas développer tout le film, mais souligner, avec ce magnifique rappel du réel du bourreau, c’est à dire celui qui est le plus proches des réalités humaines dernières (l’argent, le sexe, et la gloire-celle des universitaires rachetant ses cadavres pour les disséquer lors de fameux cours d’anatomie) les destins des deux protagonistes et de quelques autres. Burke est l’idéaliste, le romantique, qui répugne un peu à tuer, mais se laisse entrainer après être tombé amoureux d’une actrice, dont il ne voit pas qu’elle fut prostituée, tout aveuglé qu’il est, et pour lui permettre de monter Macbeth avec une distribution entièrement féminine, « vous innovez » répète-t-il passionnément à sa muse au jeu atroce, sans jamais parvenir à coucher avec. Hare est le vicieux. Il n’a aucun scrupule à tuer de différentes façons toutes plus drôles les unes que les autres, vieillards, promeneurs solitaires, ivrognes, marginaux, émigrés, encouragé par sa femme portée sur la boisson et avec laquelle il n’arrête pas de forniquer lorsqu’elle approuve et encourage son lucratif commerce. Burke finira dans le film par endosser les crimes, afin de sauver sa belle, qui trouva ça follement romantique et finira par coucher avec, enfin, avant son exécution, et de continuer ensuite sa carrière calamiteuse. Érotisme du vice, asexualité du romantisme. Et le docteur Knox, qui n’est dupe à aucun moment de l’origine des cadavres, complètement rempli d’orgueil, shooté à la célébrité que lui procure ses « dissections multiples » dans son université, et qui ne cesse de dire « pour la science » ! Et qui s’en tire grâce à l’appui des autorités, ravies du prestige ainsi acquis d’Édimbourg et de « l’argent apporté par tous ces étudiants ». Et le petit capitaine de police qui mène l’enquête avec minutie, qui lui aussi accepte de bidouiller les charges en échange d’un poste de colonel, mais qui finira par dire la vérité dans ses mémoires, qu’on le voit rédiger avec appétit ! Et l’espèce de chef maffieux d’époque, qui « protège » Burke et Hare contre 50% des bénéfices, et qu’on voit à la fin richissime, « ayant compris les bienfaits de la protection il fit ensuite fortune dans les assurances-vie », prémisses notre époque morbide reposant sur l’arnaque hygiéniste et sécuritaire. Quant à Hare et son épouse, ils monteront la première entreprise de pompes funèbres, d’aspect légal. Et la dépouille du romantique Burke, conforme à la réalité historique, finira disséquée, et son squelette, ainsi que son masque mortuaire et une partie de sa peau tannée, exposés, aujourd’hui encore, à l’Edimbourg Medical College. Ou encore l’assistant du Docteur Knox, dont on apprend qu’il s’appelle Charles Darwin (astuce scénaristique), et dont on glisse la thèse que seuls ceux qui savent s’adapter survivent ! Quelle fresque ! O jouissive ironie ! O révélations scabreuses des souterrains de l’humanité progressante et pure, et de ses avancées médicales et sociales aux prix de meurtres ! O démonstration odieuse des conditions et des moyens du progrès, assimilé avec le temps à la tunique de morale dont il doit se couvrir, progrès que les pires crapules finiront par chanter tant il est commode pour absoudre leurs combines, et au final progrès comme combine totale et assumée. Progrès comme trafic de cadavres de l’Histoire, puis producteur de cadavres en masse et enfin déplacement de cadavres là où il n’en avait pas (tout rapport avec l’actualité serait purement fortuit). Plaisirs de l’immoralité révélée, de la mensongère moralité outragée !
Quelle vie foisonnante dans ce film, quelle foultitude de détails choisis avec précision, qui plus est magnifiquement tourné et interprété ! Tout y est ! Efficacité de l’économie de marché démontrée sans fards, mouvements des foules ne voulant rien savoir d’elles-mêmes, orgueils, mensonges de la science, ou plutôt escamotage de ses causes premières et dernières, l’argent, le pouvoir et la gloire; mensonge romantique, dont l’amour dont il est sensé être emprunt est du même ordre (Burke a donné son nom au burking : façon d’étouffer quelqu’un avec la main, scène hilarante autant que symbolique dans laquelle Burke est outré que son compère décrive ce qu’il est en train de faire, étouffement du réel, silence des victimes, bouche cousue de la face sombre de l’avènement du confort, de la santé et du bonheur). Façon dont les acteurs du romantisme et du progrès s’attirent naturellement et se flattent, se reconnaissent dans leurs mensonges, savent manipuler ceux qui les croient. Mise en abîme shakespearienne, lorsque l’enquête avance à mesure que la pièce féministe se joue ( cette idée de pièce féminisée, Macbeth en l’occurrence- c’est à dire Shakespeare massacré, détourné, est lumineuse, c’est tout le résumé déconstructionniste de notre époque, qui bidouille instinctivement toute œuvre mettant en lumière les origines de tous les trafics) ! Placards de la vertu et du progrès pleins de dépouilles anonymes -je crois qu’on touche au génie lorsque le réalisateur met une faucille et un marteau dans les mains de nos compères ! Malheur à ceux qui croient aux vertus apparentes des choses ! Proximité de la mort et de l’érotisme, c’est à dire érotisme des coulisses, non parce que les coulisses de la société seraient vicieuses en elles-mêmes, mais parce que par définition, la foule se veut morale, et donc la jouissance d’échapper à cette foule passe par le vice. Jouissance ascendante de Hare et sa femme s’emboitant avec une joyeuse frénésie au fur et à mesure qu’ils échafaudent leurs plans, pendant qu’ils échafaudent leurs plans, c’est à dire qu’ils échappent aux mensonges glacés de la vertu par les délicieux mensonges du vice.
Ce film est un petit bijou.
je connaissais l’anecdote de burke et hare, non pas professionnellement ( j’ai pratiqué l’anatomie à une lointaine époque), mais par la lecture de ian rankin , auteur de polards écossais assez bien traduits en frakaouï, les zenquètes de john rébus , un fliccard prolo ( comme de juste) de la périphérie d’édimbourg ( on s’en doutait) alcoolo ( pas exactement une surprise, pas vrai?)et malheureux ( voilà , je crois que les ingrédients indispensables pour un roman social sont réunis)
mais c’est très bien documenté
et effectivement darwin fut l’assistant de knox
c’est du moins ce qu’affirme rankin
de même lire un john rébus ne fait plus voir édimbourg comme on l’a vue en été
mais bon
Je ne sais pas si Darwin était réellement l’assistant de Knox, et je n’ai évidemment pas lu Darwin, mais cela semblerait génial que sa vision de l’évolution soit secrètement issue, non pas tant sur les recherches anatomiques, mais sur les coulisses de ces recherches anatomiques, donc en l’occurence sur le meurtre, l’arrivisme, le mensonge et la filouterie. Bon je ne découvre pas la lune, il y a eu tout les débats sur le darwinisme social -c’est d’ailleurs un des aspects du film- mais il me semble bon de rappeler encore les liaisons entre l’illusion romantique et la science, sensée en être l’opposée, surtout lorsque c’est présenté de manière comique…Beaucoup de tirades de Hare sont clairement de l’ordre de l’économie de marché, et Burke vient le « compenser » habilement (d’ailleurs j’ai lu qu’à l’époque, lors du procès, une partie de l’opinion voulait épargner Burke).
NB : dans le film, Darwin est l’assistant de Monroe, le concurrent « old school » de Knox, mais ça ne change rien au sujet.
Très belle critique. Il faudra que je le vois.