L’autre Péguy

D’autre part c’est une fort grande idée, ingénieuse et grande, dramatique, et scénique, et philosophique, et historique, enfin une grande idée que d’avoir pensé à voir dès 1792, et avant, (au moins le temps de faire la pièce), qu’il venait de naître dans le monde une deuxième tartuferie, qui serait proprement celle de « l’humanité ». N’en doutons point, c’est une grande vue, et il est saisissant qu’il l’ait eue si nette, et déjà si scénique, (ce qui est la netteté même), dès 1792. Et alors plus son autre Tartufe est simplement un report de l’autre, servilement et comme secondairement, mettons fidèlement et comme auxilliairement, plus l’idée est juste et plus elle est grande. Qu’un homme ait vu, dès 1792 et avant, qu’il était né dans l’hitoire du monde, qu’il venait de naître pas seulement un fils de Chérubin, mais exactement un autre Tartufe, un deuxième Tartufe et une deuxième tartuferie, voilà ce que j’appelle un événement, dit l’histoire, et voilà ce que j’appelle une vue.

Je m’entends, dit-elle, je m’explique. Qu’en 1775, et même en 1784, il y ait eu un Français qui ait vu que l’ancien régime tombait, cela, n’est-ce pas, n’a rien d’extraordinaire. Tout le monde le voyait. Un Français voit toujours que le régime tombe. Qu’en 1775 et même en 1784 un Français (de plus) ait aidé à faire tomber l’ancien régime ou plutôt ait aidé l’ancien régime à tomber, il n’y a là non plus rien de bien extraordinaire. Un Français aide toujours le régime à tomber. Qu’en 1775 et même en 1784 il y ait eu dans Paris un gamin de Paris de plus, cela, dit l’histoire, n’a rien de bien extraordinaire. Il y a toujours des gamins de Paris. Il n’y en aura jamais trop. Qu’en 1775, et même en 1784, il y ait eu dans Paris un homme d’esprit de plus qui eût criblé d’épigrammes l’ancien régime, cela, dit l’histoire, n’a rien d’extraordinaire. Il y a toujours des hommes d’esprit dans Paris, et jusqu’en Seine-et-Oise. Il n’y en aura jamais trop. Mais qu’en 1792 il se soit trouvé un homme qui ait vu, et qui ait écrit l’autre Tartufe, cela me passe un peu, dit l’histoire, je l’avoue, c’est ce que j’appelle une vue et ce que je nomme un événement. Moi-même je trouve que c’est un peu fort. On lui en aurait fait un sort, à celui-là, si ce n’était pas Beaumarchais. On lui en aurait fait un sort et de penseur, et de prophète, et de philosophe, et qui sait de sociologue, si seulement ce n’était pas un auteur comique. Mais voilà. L’homme qui s’amuse ne veut pas que celui qui l’amuse soit profond. L’homme risible, l’homme ridicule n’admet pas que le maître du rire soit un penseur, et un historien, (même des mœurs), et un prophète et un philosophe. Comme le dit si bien Quintilien, CLI, XVII 92 D8, celui qui meut le rire ne souffre pas que celui qui tient le rire soit un philosophe. Homo qui movet risum non patitur eum, qui tenet risum, philosophum esse.

Il faut tout de même avouer, dit l’histoire, que créée en 1792 cette expression l’autre Tartufe prend tout de même une singulière valeur. Et un sens et une extraordinaire portée. Enfin, c’est une expression qui se voit. Que dès 1792 un homme ait vu, ait écrit que ça allait recommencer exactement pareil sur l’autre bord, que c’était déjà fait, que c’était déjà recommencé, cela, dit l’histoire, n’a qu’un nom, c’est un coup de génie, et un homme comme ça, c’est ce qu’on a toujours nommé un homme de génie. Pourvu seulement, à cette seule condition, à cette seule exception près : Pourvu : Que ce ne soit pas un homme d’esprit.

Qu’un homme ait vu dès 1792 qu’après avoir nourri le Tartufe clérical, il faudrait, il fallait nourrir le Tartufe humanitaire. Que dis-je après ; en même temps. Car l’un ne tuait pas l’autre et peut-être au contraire. (Et c’était peut-être le même.) Que le même brave peuple, qui avait (et l’on peut dire si bénévolement) nourri pendant des siècles l’ancien Tartufe, le vieux Tartufe, le Tartufe classique, le Tartufe clérical, que ce même peuple, cette bonne vieille pâte de même peuple, sujets, citoyens, ouvriers, paysans, électeurs, contribuables, pères, mères, enfants, que cette bonne race aurait en outre ensemble et en même temps à nourrir pareillement, parallèlement, de l’autre main le deuxième Tartufe, le Tartufe du monde moderne, l’anti-Tartufe, le Tartufe de deuxième main, le Tartufe humanitaire, enfin l’autre Tartufe. Et pour combien de temps les deux, l’un portant l’autre, l’un combattant l’autre, (l’un soutenant l’autre), l’un nourrissant l’autre (par le ministère du même nourricier). Pour longtemps sans douter, pour un siècle, pour toujours, car les bonnes inventions ne se perdent jamais.

Et ces deux tartuferies sont aujourd’hui germaines et collatérales.

(Charles Péguy, Clio.)

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À propos Nicolas

« Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur la toit, et qu'il faillait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix prétendaient que ce souhait était d'une grande impiété, d'autres disaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde, il passa devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de l'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont prétendu que Fabrice, toujours fou,  eut l'idée de jouer le rôle du diable, et qu'il jeta à ces soldats une poignée de sequins. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait semé des sequins sur le plancher de sa chambre, et qu'il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour Farnèse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre. »

14 réflexions sur « L’autre Péguy »

        1. XP

          j’insiste, NDA, je le trouve de plus en plus sympathique:

          « M. Dupont-Aignan a balayé les sondages qui ne le créditent pas de plus de 1% des intentions de vote : « avec les sondages, Gandhi, Clémenceau et les autres n’auraient jamais existé. Et Jeanne d’Arc, vous croyez qu’elle écoutait les sondages? »

          « J’en suis persuadé, ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande ne seront au second tour »

          On dira ce qu’on veut, mais sortir des trucs pareils en public, ce n’est pas rien.

            1. XP

              Non!
              Il s’agit bel et bien d’un SAB (souverainiste à babouches) appelés aussi les Souraino-Pétainistes.

              Le Souveraino-Pétainiste considère que l’identité de la France n’est pas la sous-identité d’une quelconque civilisation, et qu’elle ne doit attendre de l’aide de personne. Si toutefois elle est envahie, elle doit, selon le pétaino-souverainiste, espérer que l’envahisseur se prenne à l’aimer (ex: « Les allemands, ils aiment la France, monsieur, plus que les Aiglais ou les Francs-maçons, ils aiment nos petites femmes du Moulin Rouge!!/les Sénégalais, ils aiment nos imparfaits du subjonctif, monsieur, et Senghor avait fait la rue d’ULM, pas comme tous ces français de souche américanisés! »)

            2. Gil

              –elle doit, selon le pétaino-souverainiste, espérer que l’envahisseur se prenne à l’aimer–

              SAB = service après baise.

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