Leurs plaisirs élyséens

(…)

Dans le cinéma, il y eut une procédure bien particulière. On fit comparaître devant un tribunal, composé de travailleurs manuels de la Profession, tous les metteurs en scène, scénaristes et dialoguistes. Pour ma part, ayant vendu un scénario à la Continental-Films (société allemande), je fus condamné à un « blâme sans affichage », ce dont je fus avisé par un pli de la Préfecture de la Seine, mentionnant expressément que cette sanction m’était infligée « pour avoir favorisé les desseins de l’ennemi ». Or l’année dernière, donc trois ans plus tard, le ministre de l’Education nationale me manifestait son désir de me décorer de la Légion d’honneur et, vers la même époque, M. le Président de la République croyait devoir m’inviter à l’Elysée. Par respect pour l’Etat et pour la République, il me fallut refuser ces flatteuses distinctions qui seraient allées à un traître ayant « favorisé les desseins de l’ennemi ». Je regrette à présent de n’avoir pas motivé mon refus et dénoncé publiquement, à grands cris de putois, l’inconséquence de ces très hauts personnages dont la main gauche ignore les coups portés par la main droite. Si c’était à refaire, je les mettrais en garde contre l’extrême légèreté avec laquelle ils se jettent à la tête d’un mauvais Français comme moi et pendant que j’y serais, une bonne fois, pour n’avoir plus à y revenir, pour ne plus me trouver dans le cas d’avoir à refuser d’aussi désirables faveurs, ce qui me cause nécessairement une grande peine, je les prierais qu’ils voulussent bien, leur Légion d’honneur, se la carrer dans le train, comme aussi leurs plaisirs élyséens.

Je n’ai rapporté cette histoire personnelle que parce qu’elle témoigne du mépris dans lequel nos gouvernants tenaient eux-mêmes et tiennent encore la Justice qu’ils nous ont fabriquée. J’imagine que chaque fois qu’un tribunal envoyait un homme à la mort pour délit d’opinion, ils devaient échanger des clins d’œil espiègles, car ils savaient ce qu’ils faisaient.

Ils savaient où ils allaient et ils sont arrivés où ils voulaient. Aujourd’hui la notion de délit d’opinion est profondément ancrée dans l’esprit des Français de tous âges. Chacun se montre prudent et personne ne bronche. D’ailleurs, les cadres de la nation ont été, pour une part, fusillés, embastillés, réduits à l’exil, au chômage, au silence. Une autre part a été nantie et, par là, réduite au silence aussi. Reste le troupeau des suiveurs, des indifférents de toujours et des anciens collabos convertis par la peur au gaullisme et au communisme. On ne voit pas, dans ces conditions, d’où viendrait aux Français le goût de s’exprimer librement. En fait, la liberté d’opinion n’existe pas en France et il n’existe pas non plus de presse indépendante. Nos journaux sont douillettement gouvernementaux et il n’est pas jusqu’aux journaux communistes qui ne se montrent soucieux de respecter nos hommes d’Etat dans leurs personnes, fussent-ils des coquins avérés, et il n’y a pour ceux-ci rien de plus important. Au moins l’Humanité défend-elle un point de vue et une doctrine. Tous les autres journaux, je veux dire non-conformistes, ne se distinguent les uns des autres que par des nuances exquises que bien souvent les hommes du métier sont seuls à pouvoir apprécier. Voilà pourquoi le Crapouillot, en dépit de sa prudence, de son souci manifeste de ménager la chèvre et le chou, fait figure de périodique indépendant et même audacieux. Ainsi, grâce à l’épuration, grâce à la très ferme répression du délit d’opinion et à tant de nos grands écrivains qui lui ont prêté leur plume, c’est dans des ténèbres soigneusement entretenues depuis six ans que la France marche par des chemins bordés de précipices où il est miraculeux qu’elle ne soit pas déjà engloutie.

Marcel Aymé, L' »épuration » et le délit d’opinion, Le Crapouillot, 1950; l’intégralité ici

3 réflexions sur « Leurs plaisirs élyséens »

  1. XP

    j’en profite pour donner un conseil de lecture: les nouvelles de Marcel Aymé, disponibles en un seul volume en collection quarto Gallimard.

    MA est atypique, dans le paysage littéraire français, lui qui sait tourner le dos à la rationalité française en mêlant dans un seul récit le réalisme, le délirant et le grotesque, à la manière des anglo-saxonne.

    On lui fait du tort en le classant parmi les écrivains de son temps (Chardonne, Nimier, Déon, Léautaud, même si lui ne manque pas de charme), de simples balzaciens ou des types qui tenaient un journal en se vantant de n’avoir aucune imagination, quand leur kiff n’était pas de faire sentir leur terroir.

    Marce Aymé, c’est mieux que ça, allz-y. S’il fallait le classer avec un autre français, je parlerais plutôt de Villiers d’Adam, par exemple.

  2. NOURATIN

    L’essentiel est qu’il n’y a pas de liberté d’expression en France,
    aujourd’hui encore moins qu’en 1950. La bien-pensance et le politiquement
    correct, abattis foireux de la « sensibilité de gauche », ont tout verrouillé
    bien comme il faut. Marcel Aymé, s’il revenait, n’en reviendrait pas.

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