Après Laurent Leylekian, chercheur indépendant. Après Bernard-Henri Lévy, philosophe médiatique. Passons maintenant à Michel Marian, historien, philosophe mais relégué maître de conférence à l’IEP de Paris aujourd’hui. Et mon triptyque sera enfin achevé. Quant à la postérité, que dis-je, l’histoire ! Elle retiendra que je suis parti au plus facile avant d’arriver au plus compliqué.
Comme tant d’autres noms célèbres ornant les désuètes frises chronologiques de nos écoles primaires.
Prendre l’article de Michel Marian revient à se préoccuper de ce qui a causé tout ce petit émoi. Et la cause a un prénom, un nom. Pierre Nora. Qui, comme en 2005, a eu la mauvaise idée de s’en prendre aux lois mémorielles à l’occasion d’une loi sur le génocide arménien. Ainsi Michel Marian regrette-t-il rapidement que Pierre Nora chercher dans sa critique à « préserver la loi Gayssot ».
Pierre Nora a pourtant dit publiquement tout le mal qu’il pensait de la loi Gayssot en 2005. Et il continue de le faire en 2012. Enfin, le 27 décembre 2011 en tout cas, il y était encore, à espérer en fin d’article que les lois mémorielles, toutes les lois mémorielles, soient défaites un jour par le législateur. Comme en 2005 donc.
Mais, ce que Michel Marian veut instiller chez le lecteur du Monde, c’est le sentiment de duplicité, de deux poids deux mesures que les arméniens, ces mal-aimés, doivent encore et toujours subir. Comprendre donc qu’il est vaguement dégueulasse que les juifs aient eu en 1990 une pénalisation de la négation de leur génocide, alors que le génocide arménien se trouve être plus ancien que le génocide juif.
Ce qui est vrai.
En même temps, la France n’a pas exactement le même rapport au génocide juif qu’au génocide arménien.
Michel Marian, dans un éclair d’honnêteté, le reconnait. Mais…
Mais où est-il écrit que seul le repentir de ses propres fautes autorise à une parole politique ?
Une parole politique donc. Fort bien ! Mais une parole politique pourquoi ? Pierre Nora constate que si l’objectif est de faire pression sur la Turquie, l’objectif n’est peut-être pas tout à fait accompli. Puis il constate que s’il s’agit d’honorer la mémoire des morts, la reconnaissance par la France du génocide arménien date de 2001. Et il pose LA question, qu’est-ce que la pénalisation de la contestation du génocide arménien en France apporte de plus aux arméniens de France que la loi de 2001 ?
A cette question, essentielle, centrale, Michel Marian répond par un long silence. A peine conçoit-il, en toute fin, que la forme prise pour la justice, c’est à dire la pénalisation, n’est pas forcément la « plus appropriée ».
C’est tout ?
C’est tout ? On s’apprête à pénaliser la contestation d’un génocide reconnu comme tel par la loi, et tout ce qu’un historien trouve à dire c’est qu’il considère que la pénalisation n’est pas forcément la méthode la « plus appropriée » ? Et cela en toute fin d’un article conçu pour dézinguer un confrère qui s’élève contre les lois mémorielles, toutes les lois mémorielles ?
Alors répondons à la place de Michel Marian.
Patrick Devedjan est l’homme qui s’honore au parlement d’avoir, en tant qu’avocat, réussi à faire condamner l’historien Bernard Lewis par un tribunal français pour avoir exposé sont point de vue sur le génocide arménien de manière jugée outrancière par des juges s’inquiétant de la possibilité que ses propos aient pu « raviver injustement la douleur de la communauté arménienne ». Cette condamnation complètement absurde, une parmi tant d’autres, démontre deux choses. Premièrement que l’école de la magistrature est bel et bien une école où on doit plus parler de thalassothérapie que de droit et d’histoire. Deuxièmement, et conséquemment au premièrement, qu’il est inutile dans notre beau pays de pénaliser la négation du génocide arménien puisque des juges parviennent déjà très bien à condamner ceux qui nient ou relativisent publiquement de manière outrancière le génocide arménien.
On me dira que la condamnation de 1995 est d’un baroque tel que même quelques magistrats ont du s’en apercevoir et qu’il est ainsi douteux qu’elle fasse jurisprudence.
On me dira qu’elle n’a finalement été possible que précisément parce que Bernard Lewis est historien et que si le chanteur Tarkan avait dit très exactement la même chose, il n’aurait sans doute pas été condamné.
Tout ceci est exact.
Mais cette -petite- histoire ne peut manquer de nous dire tout de même quelque chose.
Il est complètement déraisonnable de prendre le risque de tomber sur gardien de vache formé dans une célèbre école de thalassothérapie à Bordeaux. La légitimité du parlementaire à dire l’histoire n’est que comique si elle s’en tient là, mais la légitimité du magistrat à condamner sur cette base ubuesque est, elle, nulle à tout point de vue. Cela peut encore passer, j’imagine, si le magistrat est un bon magistrat. Mais sinon, mon dieu… Ce risque là, qui n’est pas mince, n’est pas un risque acceptable. Au-delà, c’est tout simplement outrepasser ce qu’on attend d’un magistrat. C’est lui donner une responsabilité qu’il n’a pas à assumer.
Le parlementaire n’a pas à dire l’histoire, mais il n’a surtout pas à demander au magistrat de veiller à ce que l’histoire soit bien dite comme lui l’a décrété.
Pour en revenir à notre interrogation, qu’apporte de plus la pénalisation aux arméniens de France alors qu’ils ont déjà la loi de 2001, on a envie de répondre du confort. Au prix de beaucoup de choses, dont la liberté. Du confort parce qu’il sera plus simple, après cette loi, de poursuivre sur le territoire national ceux dont les propos déplaisent. Avant, comprenez, il fallait aller au charbon. Bernard Lewis a eu droit à une montagne de procédures engagés contre lui pour finalement qu’il soit, médiocrement d’ailleurs puisque le tribunal ne s’est pas prononcé sur la question de savoir s’il y avait eu génocide ou non, condamné. Et puis, il fallait répondre aux négationnistes. Démonter leur arguments ou faire apparaître que ceux-ci n’en étaient pas. Démontrer qu’ils usurpaient le titre prestigieux de révisionniste. Tandis qu’avec la loi massue qu’on nous prépare, le territoire national sera lavé de toute contestation, outrancière ou non d’ailleurs, et il sera plus aisé de taper sur la gueule des membres de la communauté turque de France qui n’auraient pas l’intelligence de la fermer.
Adieu « partialité anti-arménienne » !
C’est une sorte de consécration de la mentalité d’assiégé à laquelle nous assistons.
Et dont l’article de Michel Marian, débusquant intentions secrètes et révélant des amitiés qui feraient sens, n’est qu’une illustration.
dommage car j’aime bien tarkan
surtout les violons qui vont avec
très orientaux , zinzinulant , voyez?
et puis des petits tambours , on appelle ça des darboukhas
pour le violon, du coté des perses ( le looser de la région ) on appelle ça le houd ( ou le oud , je sais plus trop)
ceci dit , s’il était établi qu’à bordeau on forme bien des magistrats ( j’ai écrit « qu’on forme » et pas « qu’on fabrique ») , il y a belle lurette que
– les tribunaux français ne seraient plus encombrés
– sarko n’aurait pas pondu cette loi déconnante de jurés citoyens
– la profession d’avocat ne serait pas la profession libérale la plus représentée
– personne ne rigolerait lorsqu’un mis en examen , sur le perron du palais de justice , déclare à la presse , de façon quasi apotropaïque « j’ai confiance dans la justice de mon pays »
– le notaire de bruay-en-artois aurait été réhabilité depuis longtemps
– les criminels violeurs récidivistes et/ou assassins croupiraient au gnouf et les accusés d’outreau n’y auraient pas passé des mois
– la thalassothérapie ne serait pas cause nationale 2012
Les lois stupides apparaissent d’autant plus dangereuses que le juges le
sont aussi, comme le lecteur moyen du « Monde », d’ailleurs.
Devant un tel océan de bêtise, la meilleure chose à faire consisterait à
quitter le Pays comme on faisait dans le temps chaque fois que ça sentait
le roussi.
Aujourd’hui, ça commence même à puer la fumée.
@ Blueberry,
Ah ben là vous retombez dans vos travers habituels: votre animosité personnelle à l’égard de la magistrature vous amène à commettre un contresens complet sur le jugement qui a condamné Lewis en 1995.
C’est votre droit le plus strict, notez bien. Mais l’inconvénient du contresens est de réduire la portée et le bien fondé de la critique.
Et là vous loupez deux trucs: justement le tribunal a refusé de se faire juge de l’histoire et, justement, cette condamnation a fait jurisprudence. Plus exactement, elle a fait partie de ce courant jurisprudentiel qui a fait entrer notre ordre juridique dans l’ère victimaire.
Si vous êtes intéressé par le jugement, il est là:
http://www.voltairenet.org/Condamnation-judiciaire-de-Bernard
En 1995, notre société entrait dans l’ère victimaire au plan judiciaire, ce qu’on peut résumer d’une façon assez simple: se proclamer victime de quelque chose (n’importe quoi, à la base, comme une simple atteinte à l’ego) est en soi un moyen de droit, du moment que le dommage allégué est considéré comme partagé par un nombre suffisant de personnes pour qu’on puisse dire qu’il y a un besoin social de protection contre l’atteinte en question.
C’est à dire que l’atteinte à l’ego est une sorte de prophétie autoréalisatrice qui ne dépend que du nombre de plaignants ou du nombre de victimes que l’association victimaire représente ou prétend représenter (une association comme l’IPJ par exemple): si on est suffisamment nombreux à prétendre avoir souffert de quelque chose, n’importe quoi à la base, alors ce quelque chose devient sérieux.
Par exemple: je suis un annonceur et je commande une affiche de pub qui reproduit une scène célèbre de la vie d’un personnage sacré d’une religion, mettons. Cette affiche, qui fonctionne sur le mode du pastiche, heurte les croyances religieuses d’un groupe de croyants qui n’accepte précisément pas qu’un épisode du récit religieux soit traité sur le mode du pastiche. Si ce groupe est socialement reconnu en tant que groupe numériquement important, alors ce simple fait suffit à fonder une action en justice tendant à l’interdiction de diffusion de l’affiche en question.
Aujourd’hui, ce type de contentieux est simplement banal. En 1995, il l’était moins en ce sens que l’atteinte à l’ego collectif d’un groupe de personnes n’était pas en soi et aussi facilement qu’aujourd’hui considérée comme une juste cause permettant d’obtenir ce qu’on demande en justice.
Il fallait donc à la fois théoriser ce dommage, le rendre sérieux, et trouver la mécanique juridique permettant la condamnation.
Si vous voulez on entre dans l’analyse juridique du jugement, mais ça risque d’être chiant, alors que tout ce que je veux vous dire c’est qu’il est beaucoup plus subtil que ce que vous en dites et qu’il est vraiment le symptôme d’une maladie en réalité beaucoup plus grave que celle que vous décrivez.
A vous lire, on comprend que les juges sont cons, que c’est pour cette raison que la société va de traviole question histoire et mémoire, et qu’ils rajoutent une dose de connerie à celle que déversent sur nous les parlementaires en votant des lois à la con. Non. La jurisprudence est le reflet de ce que la société pense, elle accompagne le mouvement, elle ne le crée pas. Une bonne analyse du jugement vous permet de comprendre très rapidement ce qui va se passer.
Un jugement c’est la même chose qu’une analyse d’urine: la pisse c’est le produit des reins de l’organisme. Tout ce que l’organisme a filtré pour s’en débarrasser se retrouve là dedans.
Si vous merdez dans l’analyse du jugement, vous ferez pas le bon diagnostic.
Et, pour la petite histoire, cette jurisprudence, qui consiste à utiliser l’article 1382 du code civil pour contourner les dispositifs de protections de la loi sur la presse de 1881, tout en appliquant ce que cette loi a de plus répressif à des faits qui ne sont pas des infractions de presse, en se fondant sur un dommage consistant pour l’essentiel en une atteinte à l’ego collectif, est en train de prendre fin progressivement.
C’est gentil de me fournir le texte du jugement.
Plaisanterie à part, vous loupez, quant à vous, une petite spécificité sur laquelle repose tout mon propos et qui fait que je peux très bien souscrire à votre commentaire sans voir en quoi mon post serait inexact.
Le tribunal n’a que médiocrement voulu se faire juge de l’histoire, certes, je le disais déjà dans mon post, mais il a voulu se faire juge du métier d’historien. Ce que dit très clairement le jugement, c’est que Bernard Lewis a été un mauvais historien. Pour en arriver là, le juge qui l’instant d’avant expliquait que l’historien a toute liberté d’exposer les faits selon ses vues personnelles, a décidé, en sa qualité de… On ne sait pas trop, de sélectionner quelques autres faits dont l’interprétation n’est pas équivoque et qui représentent des sources indépassables.
A croire que Bernard Lewis, ce gros benêt, a oublié de bien faire sa bibliographie.
Heureusement que la magistrature française est là.
Le tribunal, se sentant probablement quand même sur une pente glissante, a cherché de la légitimité maximale pour compenser la faiblesse de la sienne. D’où, ainsi, de façon comique, les exemples à base de sous-commission de l’ONU, l’évocation d’un colloque composé d’éminentes personnalités internationales et le parlement européen.
Que du lourd gros ! De l’institutionnel ! Du sérieux quoi !
On pourrait en rire, mais c’est vraiment ce qui s’est passé.
Et c’est de cela dont je parle.
Le tribunal n’a pas directement jugé l’histoire, il a fait encore mieux puisqu’il s’est improvisé historien. Et ce en décidant que telle ou telle source était indépassable et que l’avis du parlement européen sur le génocide arménien était chose d’une importance telle qu’il devenait impossible de parler de « version arménienne de l’histoire » en évoquant le génocide.
En résumé, vous avez toute liberté d’exposer les faits selon vos vues personnelles, mais ces vues personnelles s’arrêtent dans le choix de vos sources. Car il y aurait, selon le tribunal, des sources qu’on ne saurait passer sous silence.
Vous me direz que ce n’est qu’une sorte de déclinaison de la loi Gayssot qui fait de Nuremberg une source indépassable.
Malheureusement, tout ceci était un peu friable pour le génocide arménien -faute de loi Gayssot justement.
D’où la loi de 2001. D’où la future loi de pénalisation.
Et, d’ailleurs, c’est -à ma connaissance- la seule condamnation d’un historien pour de tels motifs.
C’est pas exactement ça.
Fondamentalement, le tribunal a fait grief à Lewis d’avoir manqué de prudence et d’objectivité en s’abstenant, au cours d’un entretien, d’exposer les arguments contraires à sa thèse ou au moins de signaler leur existence. Ou seulement préciser que sa thèse était sujet à controverse.
En somme, il lui a reproché un esprit partisan (ne mettre en avant que les ses arguments et occulter ceux qui sont contraires) à propos d’un sujet sensible, alors que ces propos étaient de nature à « raviver injustement la douleur de la communauté arménienne ».
(le ravivage de douleur constituant le dommage au sens de l’article 1382 du code civil)
Mais pour faire ce constat, encore fallait-il recenser les arguments contraires à la thèse de Lewis, raison pour laquelle le jugement vise une série de travaux d’historiens, d’études de tel machin de l’ONU, de discussions de tel colloque sur l’histoire bidule, etc.
Tout cet inventaire à la Prévert ne sert qu’à constater qu’il existe des arguments contraires, que Lewis a délibérément laissés de côté, selon le jugement.
Et, en particulier le fait que la thèse du génocide du peuple arménien n’est pas seulement défendue par celui-ci, mais aussi par d’autres instances ou d’autres personnes que des Arméniens.
Ensuite, le tribunal a estimé que cet esprit partisan n’était pas conforme à ce qu’on est en droit d’attendre d’un historien et en a déduit que ce comportement était donc fautif.
Cette faute étant susceptible d’engendrer pour la communauté arménienne un ravivage de douleur, Lewis est condamné.
Moralité: faut faire gaffe au ravivage de douleur.
Vous paraphrasez le jugement. Que vous soyez essentiellement intéressé par le ravivage de douleur qui motive fondamentalement la condamnation de Bernard Lewis en ce qu’elle motive la plainte, c’est fort bien. Et je suis d’accord. Mais on peut aussi se poser la question de ce que le ravivage de douleur entraîne comme effets « secondaires » pour permettre la condamnation d’un homme.
C’est, depuis le début, encore une fois, ce qui m’intéresse.
La difficulté à laquelle se heurte le tribunal est de condamner un historien sur l’absence d’un mot. Le ravivage de douleur n’est pas lié au fait que Bernard Lewis dise que les arméniens ne sont -par exemple- pas morts en masse en 1915. Non, le ravivage de douleur est lié spécifiquement au fait qu’il n’utilise pas le mot de « génocide » pour parler de leur calvaire infligé par les turcs. Ce qui serait, selon les parties civiles, une contestation du génocide et, a minima, une banalisation.
Contester l’intentionnalité (pour aller vite) et pas les morts étant effectivement une contestation évidente du « génocide », quant à sa « banalisation », je dois avouer que je n’ai toujours pas compris. A moins qu’on parle des morts. Mais Bernard Lewis ne dit pas qu’il n’y a pas eu un crime de masse.
Bref.
De toute façon le tribunal se refuse de dire s’il y a eu bel et bien génocide ou non.
Et explique que l’historien a « toute liberté pour exposer selon ses vues personnelles les faits ».
On se dit que c’est mal engagé.
Mais non.
Tout d’abord le tribunal interprète de manière extensive (grâce notablement à un merveilleux « en quelque sorte » qui restera dans les annales judiciaires) le fameux « la version arménienne de l’histoire ».
Certains y verront la première malhonnêteté du tribunal.
Pas moi.
S’il fallait faire la liste des jugements où le tribunal interprète de manière divinatoire des propos, on n’en finirait pas. Le pape est infaillible. Le juge français est omniscient, possède la capacité de rentrer dans les consciences, celle de débusquer les intentions derrière les mots et, enfin, celle de toujours savoir de manière certaine ce que les individus ont voulu dire exactement. C’est ainsi.
Je pense que le législateur lui a fourni cette étonnante capacité mentale lorsqu’il s’est piqué de restreindre la liberté d’expression par la loi.
Ensuite, le tribunal, à défaut d’avoir une loi Gayssot pour le génocide arménien, va tranquillement expliquer qu’à défaut toujours, il y a des « opinions » qui ne sauraient être passées sous silence quand bien même l’historien aurait « toute latitude pour remettre en cause, selon son appréciation, les témoignages reçus ou les idées acquises ».
Et, par ailleurs, ce n’est pas un inventaire « à la Prévert » que le tribunal va faire, c’est un inventaire clairement administratif et politique. Le parlement européen. L’ONU. Et un colloque dont le plus important est de noter avec le tribunal qu’il fut composé « d’éminentes personnalités internationales ».
Qu’est-ce que tout cela signifie ?
Eh bien que contrairement à ce que prétend le tribunal, ce n’est pas une obligation « de prudence et d’objectivité » qui est fait à l’historien, c’est une obligation de déférence à l’égard de l’historiographie dominante.
Il ne faut pas dire qu’elle n’est pas « sérieuse » puisqu’elle domine. Et il ne faut pas présenter une autre thèse sans, au préalable, avoir exposé au lecteur l’historiographie dominante et l’avoir présentée comme telle.
On parle parfois de la confusion désastreuse qui règne dans les têtes entre révisionnisme et négationnisme.
Le tribunal nage en plein dedans.
Aaaah ok!
Ce que vous appelez « l’effet secondaire », c’est « la petite spécificité » à laquelle vous faisiez allusion dans votre com précédent?
C’est ça? Je vous suis bien?
Et qui se matérialise en l’espèce par l’obligation pesant sur l’historien de montrer sa déférence à l’égard de l’historiographie dominante lorsqu’il traite des sujets sensibles tel qu’un génocide?
Et c’est ce sujet qui vous intéresse depuis le début: montrer comment l’histoire est sacralisée par le processus judiciaire au point qu’on en arrive à exiger de l’historien qu’il s’incline d’abord devant l’histoire officielle pour seulement avoir le droit de la contester.
Et s’il omet cette petite formalité, il est condamné, ce qui est effectivement arrivé à Lewis.
Et dans le prolongement de ce jugement, vous vous êtes intéressé à la polémique actuelle pour montrer comment, cette fois-ci au niveau du discours, cette construction d’une « sacralité » de l’histoire se construit aujourd’hui dans la loi elle-même.
Etant précisé que vous n’employez pas le concept du sacré ou de la sacralité ou de la sacralisation en lui-même (il est peut être un peu piégeux parce qu’il renvoie à la religion) mais le concept de domination.
A partir de là, le tribunal est envisagé comme le gardien d’un ordre dominant et le grief tiré du manque d’objectivité et de prudence de Lewis n’est qu’un prétexte pour le condamner, ce qui est d’autant plus visible que pour y parvenir, le tribunal est contraint de tordre la règle de droit, au point d’avoir recours à des raisonnements baroques.
(je reprends votre pensée en la résumant, si je la comprends bien)
On pourrait se demander ce qu’ont fait les Arméniens pour être acceptés par cet ordre dominant qui désormais les protège, alors qu’il n’y avait pas de raisons de croire qu’ils le seraient a priori.
C’est là que vous mentionnez Devedjan: les Arméniens ont des appuis dans l’establishment.
Puis, la reconnaissance par la technostructure internationale: le parlement européen, l’ONU et un colloque, avec d’éminentes personnalités internationalement reconnues.
Et pour vous ce n’est pas un « inventaire à la Prévert » mais la trace d’un parcours de lobbying qui montre la progression de la revendication arménienne pour la reconnaissance du génocide, depuis les interfaces internationales de la société française, en passant par son establishment, puis sa justice, pour arriver finalement au cœur du système: le parlement.
De fait, l’entreprise de lobbying a été un succès puisqu’aujourd’hui on modifie la loi interne française de notre propre chef afin de légiférer sur un événement qui ne ressortit même pas directement à l’histoire de France au sens étroit de l’expression.
Ce serait ça, en fait, votre analyse?
C’est une façon de voir qui est intéressante: je ne m’étais jamais posé le problème sous la forme d’une pénétration du système juridique interne par une revendication historique de nature exogène.
Pour ma part, je m’étais plutôt posé le problème sur un terrain psycho social: comment on arrive à élaborer du sacré non religieux dans une société laïque et comment on arrive à faire d’une douleur psychique (le ravivage de douleur mémorielle) un motif de condamnation judiciaire, puis un motif de prohibition légale portant sur l’histoire.
Et j’ai ma petite théorie là-dessus et je vous en parlerai volontiers à l’occasion, puisque j’ai développé un petit « modèle pour penser avec » maison dans ma petite cuisine interne: l’hyper susceptibilité du Moi collectif.
Bref.
A part ça, dans l’ensemble je peux souscrire à votre thèse, mais il n’y a qu’une seule chose qui m’ennuie, enfin deux.
La première est que vous êtes obligé de faire jouer un rôle convenu aux acteurs de votre « petit théâtre »: Devedjan incarne l’establishment, le tribunal joue le rôle du flic un peu con et borné mais discipliné, les intellos jouent leur rôle d’idiots utiles, les Arméniens eux-mêmes sont prisonniers de leur rôle de victimes muettes mais entreprenantes, le parlement joue son rôle représentation des masses incultes, etc.
Et au bout du compte on perçoit que votre thèse ne tient debout que parce que chacun des personnages qui l’animent n’est qu’une caricature.
La question qui se pose alors est de savoir si tel est vraiment le cas ou non. Si oui, votre thèse se tient. Si non, elle s’écroule.
La deuxième réside dans le caractère exogène, qui hante votre raisonnement sans être formellement exprimée: je ne suis pas certain que la revendication arménienne de reconnaissance du génocide soit un corps étranger à notre système intellectuel et juridique qui serait parvenu à s’imposer à nous à l’insu de notre plein gré, comme dirait l’autre.
Je pense au contraire qu’on l’a vraiment fabriquée pour nos propres besoins et qu’on l’instrumentalise de façon assez honteuse, à vrai dire, puisqu’il s’agit quand même d’un génocide, l’air de rien.
cela dit je ne suis pas certain de mon coup: si je ressens de la méfiance dans ce que vous écrivez pour ce qui est exogène, je n’ai pas non plus recensé d’argument propre à présenter ce caractère sous un jour défavorable, en tant que tel.
Mais, en tout cas, votre façon de poser le problème amène à se poser la question en ces termes, ce qui peut être fructueux: après tout on peut vraiment se demander pourquoi la société française s’entiche d’un génocide dont elle n’a en réalité strictement rien à foutre et qui lui est parfaitement étranger
Un génocide commis en 1915, à l’autre bout de la Méditerranée, en pleine guerre mondiale, alors qu’on s’en mettait sur la gueule avec les boches par centaines de milliers de morts à chaque bataille, change aujourd’hui notre ordre juridique interne en nous obligeant à analyser un événement historique d’une certaine façon et pas d’une autre, sous peine de prison…
Mais comment on arrive à faire des trucs pareils?!
Si on pouvait réaliser de tels miracles en économie, on serait les rois du pétrole!
Je ne dirais pas que l’histoire est sacralisée. Elle est plutôt figée.
Sinon, je suis d’accord avec votre théorie. C’est bien la douleur psychique (le ravivage de douleur mémorielle) qui a entraîné la condamnation judiciaire. La seule chose que je dis, c’est que cette condamnation judiciaire, pour être rendue possible, entraîne une conception de l’histoire qui est figée.
Nous sommes passés dans l’histoire de l’humanité d’une histoire magique à une histoire cyclique, puis à une histoire linéaire, une histoire linéaire avec progrès incorporé à, désormais, une histoire figée (et honnie).
Quant à la condamnation par le tribunal de Bernard Lewis, j’y vois plusieurs choses.
Le fait que les juges soient aussi intoxiqués que le reste de la population par la douce folie ambiante. Un peu comme l’historien est définitivement un homme de son temps, même s’il essaie de s’en extraire, le juge ne l’est pas moins.
Deuxièmement, le rôle actif et politique qu’une partie de la magistrature semble vouloir jouer dans la société, de son édification à sa régulation.
Enfin, par là, une soumission réelle au système qui les nourrit et qui leur donne du pouvoir, au point qu’ils essaient parfois de devancer ce qu’ils croient être les attentes de leur patron.
Il en est de l’histoire comme du droit : disciplines jadis éminentes, elles apparaissent de plus en plus comme le champs clos où se disputent quelques spécialistes sur des questions auxquelles les journalistes sont seuls à accorder de l’importance, à l’écart de la vie du monde, en vase complètement clos. Une sorte de scholastique très tardive que personne ne prend plus au sérieux sinon par ses inconvénients qui subsistent en raison d’archaïsmes sociaux – procès, cours d’histoire, disputes stridentes entre profs de facs. En s’y prenant bien, on arrive à échapper aussi bien à l’une qu’à l’autre discipline, et somme toute on ne s’en porte pas plus mal. Il suffit de chercher un doc animalier sur le Serengueti ou la famille Suricate quand on voit Devedjian ou Rosenzweig à la télé. Et de ne plus lire Le Monde. On devrait bientôt arriver à s’en passer complètement, et puisque la première a aussi peu à voir avec les événements passés que la deuxième avec la justice, ce n’est somme toute pas un gros problème.
Je suis d’accord pour l’histoire. Ceci dit, les mêmes piaillements retentissent des mêmes endroits depuis le Moyen-Âge. Il y a là une continuité qui me semble admirable.
Mais le droit, non.
Entrez dans votre café du commerce du coin, voyez le succès de l’IPJ, comptez le nombre d’émissions sur le sujet, etc.
Certes. Mais ce que veulent les habitués du café du Palais, c’est justement la justice. Pas le droit. Magistrats et maintenant politiques semblent avoir justement entrepris de prouver que c’est devenu à peu près incompatible.
C’est ce qu’ils veulent, mais ce n’est pas pour autant qu’ils se désintéressent des innovations en matière de droit. Autant l’histoire dans sa version populaire est représentée aujourd’hui par Stéphane Bern, Lorànt Deutsch et Mathieu Kassovitz et tout le monde s’en fout. Autant le droit, la présomption d’innocence, les jurés en correctionnelle, les lois sur la récidive, sont, je trouve, malgré leur caractère technique, plutôt suivies.