Mes plus jolis coups de fric (4)

Je vais vous parler d’un coup de fric qui m’a rapporté environ zéro centime, mais que Dieu mettra peut-être à mon crédit, quand il fera ma note en vitesse, sur un coin de table, le soir de mon infarctus.

Arthur, c’est un garçon de mon âge qui volait des mobylettes, quand il avait dix-sept ans… On se connaissait déjà, c’est même en ces temps-là qu’on est devenu des amis, c’est en apparence incompréhensible, et je fiche mon billet qu’un collège de sociologues, de psy orange et de psy citron pourrait se pencher sur ce cas d’espèce pendant dix ans sans dénouer le fil et sans même trouver le début d’une piste, sauf  peut-être si je leur donnais un indice… Arthur est le rejeton d’une tribu de siciliens tous aussi voleurs que lui, tout le monde chez ces gens avait fait au moins deux mois de prison, même la grand-mère de soixante-quinze berges qui faisait les pâtes dans la cuisine, mais lui se distinguait des autres, tout de même : il chuchotait, tandis que ses frères, ses oncles, ses tantes et ses cousines criaient du matin au soir, même pour se dire bonjour, comme tous ceux de cette race….

Je ne plaisante pas une seconde, je crois vraiment que Dieu distingue ses plus beaux enfants en leur conférant le don du chuchotement, qu’il s’agit d’une grâce et qu’à l’inverse, ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de gueuler ont un problème avec le Très-Haut…. Je n’ai évidemment pas le moindre début de preuve pour appuyer ma thèse, mais enfin, il s’agit d’une intuition qui se renforce avec les années, et je vous invite tous à fouiller dans vos mémoires, pour vérifier si j’ai raison ou si j’ai tort….

Comme de bien entendu, Arthur est parti en prison, vers ses vingt-trois ans, après un braquage foiré… Entre-temps, on s’était forgé quelques souvenirs en commun, comme ce voyage Grenoble-Paris en taxi qu’on a passé à vider des bouteilles de vodka, et qu’il a payé avec des billets  neufs… Je suis allé le voir, à la maison d’arrêt, et c’est même grâce à moi qu’il a vu sa mère pour la dernière fois, puisqu’elle s’est faite buter par un jaloux deux jours après une visite au parloir où je l’avais accompagné… Il m’a impressionné, ce con, le jour de l’enterrement, quand les gardiens lui ont exceptionnellement enlevés ses menottes et qu’ils lui ont donné dix mètres de champs au risque de leurs carrières dans l’administration, pour qu’il aille s’agenouiller devant le trou… Il n’a pas pleuré, je m’en souviens bien, et je crois même qu’il souriait… Il m’a toujours bluffé, Arthur, et je le revois encore se remettre debout, retourner vers ses gardiens en leur tendant ses mains, en leur disant Merci messieurs

Après, il est sorti de prison, et ça n’a plus été  pareil… Il était devenu honnête jusqu’à la moelle, comme une pute qui se fait mormone ou un toxico guéri qui veut prohiber le tabac, il me parlait comme si c’était ma mère… On est resté potes quelques années, je suis devenu le parrain de la première de ses trois filles, mais je n’ai plus jamais retrouvé le jeune homme qui parlait doucement…

Des années plus tard, il a voulu s’acheter une maison… Il était désespéré de ne trouver que des pavillons de banlieue, avec son enveloppe, mais un lundi matin, accompagné de sa petite famille, il a visité 150 M2 juchés sur un immense terrain sans voisinage, le loup à cinq pattes, et naturellement, l’agent immobilier lui a dit au moment où ils ont franchi les portes que c’était déjà vendu…. Quand une affaire exceptionnelle se présente, le professionnel se la garde, mais il arrive qu’il s’en serve comme appât, pour faire rêver le chaland et l’orienter sur des trucs beaucoup moins bien, en surfant sur le rêve qu’il a suscité, et c’est bien ce qui est arrivé à ce cher Arthur, ce jour-là…

Il m’a téléphoné à midi pour me faire part de son désarroi, comme j’étais du métier, et j’ai immédiatement envoyé un mail à mon confrère en le sommant de vendre la maison à mon copain, en lui disant qu’elle était juridiquement vendue, puisqu’on lui en offrait le prix indiqué dans la presse et que la loi est ainsi faite… Il m’a immédiatement appelé pour me dire qu’il avait vingt ans de métier de plus que moi, qu’il n’allait pas se faire avoir par le baratin d’un petit salaud dans mon genre, qu’il allait en plus me flanquer une paire de gifles pour m’apprendre à vivre, mais le lendemain, la femme d’Arthur m’a téléphoné pour me dire que tout avait bien marché, que l’autre les avait convoqué la mort dans l’âme pour leur faire signer un compromis de vente parce qu’en effet, c’est la loi… Je venais de faire la BA de ma vie, sommes toutes, et dans la foulée offrir à ma filleule un cadeau qui vaut bien cent ans de chocolats et de cadeaux d’anniversaire.

Trois jours après, Arthur a prétexté qu’il devait mener sa petite famille en vacances à la montagne, pour ne pas aller signer le compromis de vente en personne et affronter l’autre à qui l’on venait tout de même de baiser la gueule en beauté, mais il a eu surtout une idée de génie : il m’a donné une procuration pour que j’y aille à sa place, et que ce soit moi, qui me tape cette putain de corvée… L’abruti que je suis s’est exécuté, et je vous jure que l’autre ne m’a raté, le jour du rendez-vous, qu’il m’a fait comprendre à chaque mimique qu’il rêvait de me défoncer à coups de pieds… Dans les semaines qui ont suivies, j’ai été chargé par Arthur de la vente de son précédent logement, et pour achever ma formation de misanthrope, il a négocié mes honoraires comme un clebs, comme si j’étais un étranger, en paysan de la Sicile qu’il était resté pendant toutes ces années sans que je m’en aperçoive…

Depuis, nous nous voyons deux ou trois fois dans l’année, Arthur et moi… En vérité, je ne pense rien de cette affaire, d’Arthur en particulier et de ma jeunesse en général… je me borne à la raconter parce qu’elle me fascine, et qu’elle m’a fait tout de même comprendre une chose : nous sommes tous ici-bas des aveugles jetés en pleine nuit dans une forêt, et nous ne saurons rien avant le levé du soleil… Je me connais, je ne décolèrerai plus contre Arthur jusqu’à mon dernier souffle, je ne le regarderai plus jamais dans les yeux, et je lui garderai tout de même mon amitié des premiers jours.

C’est très bien, du reste, que la vérité nous soit dévoilée au début pour qu’ensuite, nous soyons condamnés à marcher dans une forêt en pleine nuit, comme les personnages d’une histoire de fou racontée par un idiot…. Sans la certitude initiale, nous ne pourrions pas tenir debout plus d’une semaine, mais sans l’assurance que tout va s’arrêter bientôt par un arrêt du cœur, nous ne tiendrions pas plus d’une journée, dans cette maudite forêt.

Tout est en ordre.

3 réflexions sur « Mes plus jolis coups de fric (4) »

  1. NOURATIN

    Je ne voudrais pas pinailler mais un aveugle jeté dans une forêt, que ce
    soit en pleine nuit ou au grand soleil, il n’en a rien à foutre, il se
    pète la gueule tout pareil. A cela près, la métaphore est belle et celui
    qui s’achemine vers la misanthropie avance sur la route qui mène à la sagesse. Vous avez des dispositions…

Laisser un commentaire