J’habite au cœur de Paris, dans un appartement de 140 m2.
Je me tiens au quinzième étage d’un immeuble, et ce sont mes parents, qui m’ont légué ma tanière…. Ma mère, elle habite au dessus de ma tête depuis bientôt soixante ans, elle est la voisine de palier de mon père, et sous mes pieds, j’ai placé mon ex-femme et ma fille….
Je vous fais grâce des détails, mais pour aller vite, il y a trois étages qui sont à la famille, dans la tour… Les ascenseurs vont tellement vite, de nos jours, qu’on n’a pas le temps de voir les visages, et quand les gens du dessus s’avisent de prendre l’escalier, nous les dissuadons de recommencer avec des battes de base-ball…
Plus exactement, nous avons un nègre qui est chargé de faire ça, qui s’appelle Jean-Baptiste…. Je l’ai toujours vu, Jean-Baptiste, c’est lui qui me torchait le cul dans ma jeunesse, et c’est aussi lui qui m’apporte mes réserves de cartouches, quand il me prend l’envie de faire un carton, de la fenêtre de ma chambre…. Quelquefois, je suis tenté de viser les hélicoptères, j’ai le matériel pour ça, mais Jean-Baptiste sait toujours trouver les mots pour me faire comprendre qu’il ne faudrait pas trop tirer sur la corde, tout de même, que ça pourrait faire des histoires… Je crois que le Jean-Baptiste de ma jeunesse s’est reproduit, qu’on a discrètement évacué son cadavre par l’ascenseur, que je n’ai rien vu du manège et que depuis, ce sont ses enfants, qui me servent.
Je viens de faire le calcul, ça fait trente ans que plus aucun d’entre nous n’a quitté l’immeuble…. Nous avons des terrasses, la télévision, des brasseries dans toute la ville qui assurent nos trains de vie, des livreurs déposent des plateaux au seuil de l’ascenseur puis redescendent avant qu’on ait pu cerner leurs gueules, et nous n’avons besoin de rien d’autre.
On ne s’est jamais bien entendu, ma mère, mon père et moi…. On n’est jamais rentré les uns chez les autres, on ne se serait jamais permis ce genre de chose, mais on s’est souvent attrapé par le col dans la cage d’escalier…. Ma mère m’emmerdait tellement que tous les matins, les premières années, Jean-Baptiste venait m’habiller à huit heures et me préparait pour que j’aille frapper à sa porte, mais un jour, elle n’a plus ouvert …. Après, j’ai toqué encore tous les matins, et Jean-Baptiste a parfois consenti à m’ouvrir avec son passe pour que je pose une lettre sur le guéridon de l’entrée…. Mon père aussi, il a cessé de se montrer à cette époque-là, d’ailleurs, et quand j’allais voir ma petite fille de six ans, c’est encore Jean-Baptiste qui m’ouvrait, pour que je laisse à l’entrée le courrier que je lui avais écrit dans la nuit….
Le 23 mai de l’année dernière, Jean-Baptiste a introduit un notaire qui m’a demandé ce que je voulais faire des appartements de mes parents, qui selon lui seraient morts tous les deux il y a plus de dix ans… Il m’a suggéré qu’il serait moral de les léguer directement à Marie, ma femme, la dame du dessous, ainsi qu’à notre fille Éléonore, sa voisine.
… le 24 mai, un autre type s’est présenté avec des papiers plein sa valise, il m’a dit que je n’avais pas de femme au dessous de chez moi, qu’elle et notre fille n’étaient que les produits de mon imagination, que je n’étais propriétaire de rien et que mes parents, au dessus, me demandaient de partir et ne plus abuser de leur générosité.
… Le 25, ce sont eux, mes parents, qui sont venus…. Ils ont beaucoup pleuré, ma mère était en noir, ils m’ont appris que j’étais mort depuis 60 ans, qu’ils n’étaient jamais sortis de leur deuil, qu’ils en avaient bientôt fini eux-mêmes et qu’ils avaient décidé de se faire enterrer à côté de moi.
Le 26, j’ai demandé à Jean-Baptiste de sortir mes gants et mon manteau, j’ai pris l’ascenseur, j’ai marché dans la rue et je suis tombé…. Nous sommes aujourd’hui le 27, je suis allongé dans un salon du funérarium, et personne n’est venu reconnaître mon corps, pas même mes cousins de Province que la police a pourtant prévenu…. La Mairie de Paris en ramasse dix par jours, des clochards dans mon genre, et je n’ai même pas fait dix lignes dans le Parisien.
L’appartement de 140 m2, je l’ai pénétré avec ma pince, hier soir, aidé d’un nègre que par dérision, j’ai toujours appelé Jean-Baptiste…. J’étais un clochard, ici-bas, mais là on m’accueille, on me fête, on me console du mauvais cauchemar qui m’a tourmenté cette nuit…. Autour de moi, il y a mon père, ma mère, Éléonore et Marie….
Rien n’était grave, toutes choses bien pesées. Je me suis inquiété pour rien.
Pas facile de commenter cette fiction… J’ai trouvé un biais qui me semble intéressant; au delà de l’idée ingénieuse de vies parallèles que nous pourrions vivre chacun, au delà aussi de l’autre idée d’une âme qui s’éloigne de son corps, de quelque chose de non unifié, je pense que c’est exactement ce que vit un écrivain : l’écrivain est celui qui vit plusieurs vies à la fois pour de bon. On pourrait prendre cette histoire comme l’expérience propre de celui qui écrit.
« Ainsi, le poète est là où il ne semble pas être et il est toujours à un autre endroit que celui où l’on croit qu’il est. »
La suite colle assez bien avec ce bonhomme qui vit dans sa tour avec son ascenseur:
« Étrangement, il habite dans la demeure du temps, sous l’escalier, là où tous doivent passer devant lui sans que personne n’y prête attention.
(…)
Cette résidence dans sa propre maison, sans qu’on le reconnaisse, sous l’escalier, dans l’obscurité, auprès des chiens, étranger et pourtant chez lui; comme défunt, comme fantôme, dans toutes les bouches, maître de leurs larmes, mis au tombeau dans l’amour et le respect; comme vivant, repoussé par la dernière des servantes et envoyé auprès des chiens.Sans fonction dans cette maison, sans service, sans droit, sans devoir si ce n’est de rôder, d’être couché et de peser tout cela en lui-même sur une balance invisible, de peser tout cela jour et nuit continuellement et de passer par d’immenses souffrances et d’immenses jouissances : celles de posséder tout cela comme jamais maître ne possède sa maison -car possède-t-il les ténèbres, qui reposent la nuit (…)Lui cependant possède tout cela, car chacune de ces choses est une blessure ouverte dans son âme et brillera un jour du rouge éclat d’une escarboucle sur sa tunique céleste. »
(« Lettre de Lord Chandos et autres textes », le poète et l’époque présente, Huogo Von Hofmannsthal)
Ca, je l’ai lu et bien lu, par contre, et certainement que j’y pensais^^.
Ce texte (le mien) n’est pas à prendre au second degré. Il n’y a aucune métaphore derrière. le combrioleur et le cambriolé, dans mon histoire, j’avance l’hypothèse que ça pourrait VRAIMENT être le même.
Le même dans deux dimensions différentes, sans que la science ne lui permette d’accéder au degré de conscience suffisant pour se rendre compte qu’il se rend visite. Je suis un scientiste, moi…
Oui oui pour l’histoire du premier degré, pourquoi pas, je suis pas scientifique moi!^^ je veux bien y croire après tout.
Mais l’idée de plusieurs vies vécues par l’écrivain, c’est très RÉEL aussi en fait.
Source Wikipédia:
« Hugo Laurenz August Hofmann von Hofmannsthal est issu d’une famille noble d’origine partiellement juive du côté paternel »
Et ouais, ça marche à chaque fois.
Si l’on constatait seulement que ce qu’il y a de meilleur chez les occidentaux nous vient une fois sur deux des juifs, on pourrait encore envisager de se débarasser d’eux….
Mais pour le plus grand malheur des antisémites, c’est la part la plus occidentale de l’occident, qui a une fâcheuse tendance à venir d’eux.
Et pour le grand bonheur des antisémites, il y a bien d’autres choses moins glorieuses qui viennent d’eux. Un ressentiment hallucinant et hallucinatoire depuis 45, il faut regarder le traitement Ludovico d’Orange Mécanique, fait par Kubrick, ce génie qui accessoirement était juif. Je ne vois pas en quoi Klarsfeld, Attali, DSK, Benamou ou BHL seraient moins Juifs que les Juifs talentueux. Il y a des Juifs qui se battent chaque jour pour que le Blanc crève « face à la racaille », qui sont ravis de voir pleurer Lounès dans son dernier texte, qui font le même genre de rêve mouillé que Leroy (vos femmes et vos filles violées par des Arabes et des Noirs).
Le « Ah tu vois, comme par hasard » est à double tranchant.
« Si l’on constatait seulement que ce qu’il y a de pire chez les occidentaux nous vient une fois sur deux des juifs, on pourrait encore envisager de se débarrasser d’eux…. »