De nombreux films de science-fiction nous ont déjà donné à voir des hommes perdus dans l’espace. Ce genre est émaillé de codes récurrents qui pour la plupart exploitent nos peurs. Ainsi l’univers est gigantesque, froid et sombre ; un lieu sans vie, hostile et fascinant. Le vaisseau est le pendant artificiel de l’univers avec ses couloirs sombres et étroits et ses volumes sans fin. Cette coquille de métal, seule protection contre le vide, provoque à la fois une sensation de claustrophobie et de peur de l’immensité. Les êtres humains isolés au milieu de nul part, coupés des leurs, soumis à une peur latente, déstabilisés par les défaillances qui transforment un bijou de technologie en piège mortel, contraints de cohabiter dans une nouvelle société étriquée, deviennent fous et s’entretuent. Et pour couronner le tout les espèces de vie découvertes se trouvent un goût prononcé pour la viande humaine.

Pandorum réexploite tous ces codes du film de science-fiction horrifique, mais dans un scénario original et intéressant, qui se démarque suffisamment des productions précédentes pour créer son propre imaginaire. Ce film introduit habilement un nouveau facteur d’angoisse qui avait été jusque là délaissé ; celui de la disparition des repères temporels.
Nous sommes habitués à des cycles de vie réguliers amenés par la succession de jours et de nuits dont notre soleil est le chef d’orchestre. Plongés dans l’obscurité spatiale, ces cycles naturels pour être maintenus sont dépendants de technologies qui simulent par la luminosité leur perpétuation. De ces cycles de 24 heures dépendent notre perception du temps, notre capacité à nous repérer temporairement, mais aussi d’autres capacités dont nous imaginons mal les dépendances.
Lorsque Michel Siffre nait en 1939 les grandes puissances se disputent un monde déjà exploré et cartographié de fond en comble. Il n’existe plus de continents à découvrir. Dans les prochaines décennies la nouvelle frontière à repousser est l’espace. Michel Siffre doté d’un esprit aventureux contribua à sa façon à la conquête spatiale, par un sujet d’étude qui se veut explorer une nouvelle dimension : le temps. Pour ce faire, il reste claustré au fond du gouffre de Scarasson, privé de repères temporels, à partir du 17 juillet 1962 et pour une durée de deux mois. Après 3 heures de descente, il s’installe sur un glacier à presque 100 mètres sous terre. Il fait environ 13 degrés et l’hydrométrie atteint 98%. A travers cette expérience Michel Siffre se donne pour mission d’étudier les cycles de vie, les cycles de sommeil, les changements observés par l’absence de soleil, la capacité du corps à maintenir ces cycles ou à les modifier.
En pleine conquête spatiale, alors qu’on prépare des voyages habités vers de nouvelles planètes, ces expérience intéresseront beaucoup les responsables américains et soviétiques. Chacun des blocs développera des programmes d’expérimentation dans des conditions relativement analogues, où les grottes profondes seront remplacées par des lieux confinés, et la solitude du pionnier par des équipes pour étudier en outre la sociologie de groupe. Michel Siffre nomme ces nouveaux explorateurs les spéléonautes. En 1972 la NASA financera au Texas une nouvelle immersion coupée du monde de 205 jours au fond de Midnight Cave pour compléter l’expérience de toutes une série de constantes biologiques. A nouveau en 1999 Michel Siffre mettra à l’épreuve son horloge de chair, mais cette fois dans le but d’étudier les effets du vieillissement sur ses cycles circadiens (veille/sommeil).
Les passagers de Pandorum sont dans une situation analogue à celle de Michel Siffre. Enfermés dans des capsules en hyper-sommeil ils ne savent pas combien de temps s’est écoulé depuis leur endormissement. Ils tentent d’évaluer ce temps passé, mais leurs réponses sont nécessairement inexactes.
Sur le calendrier évalué par Michel Siffre, lors de sa première retraite volontaire de 57 jours, il avait 25 jours de décalage par rapport à la réalité. Il était sorti le 17 septembre en se croyant le 20 août. Ces résultats étaient inattendus parce qu’on pensait auparavant que le temps au fond de la grotte, coupé du monde lui paraitrait plus long, puisqu’il s’y ennuierait. Mais coupé de tout révérenciel, plongé dans un monde sombre presque totalement immobile, le temps passe beaucoup plus rapidement, et ce qui lui semble quelques heures constitue en réalité des journées entières. Mais ses cycles circadiens loin d’être anarchiques sont administrés assez précisément par son horloge biologique. Ses journées au lieu de 24 heures durent en moyenne 24H30 ; la sieste que Michel Siffre s’octroie étant à son insu une nuit de sommeil. Ce qui conduit rapidement à ce que sa perception du temps soit totalement faussée. Les expériences postérieures sur des individus informés du sujet, en ayant lus des retours d’expérience, conduiront à restreindre ce décalage par les corrections qu’ils apporteront à leur perception. Les femmes se serviront de leurs cycles menstruels pour corriger leur mauvaise appréhension du temps.
Le 7 janvier 1965 (temps évalué par Josie Laurès). Réveil : 8 heure. A ma grande stupéfaction, je viens de m’apercevoir que, pour la deuxième fois, j’ai mes règles. Vraiment, c’est une surprise. Je ne m’y attendais pas du tout. Il se peut que le cycle soit perturbé, mais quand même, je le sens, j’ai la preuve que mon retard est presque d’un mois. Mes journées coupées par une sieste sont-elles des journées de quarante-huit heures ?
Josie Laurès, 3 mois d’isolement entre le 15 décembre 1963 et le 13 mars 1964. A la date de sa sortie elle se croyait le 5 mars.
Je ne sais toujours pas à quelle date je suis réellement. Il est d’ailleurs curieux de constater que cela me laisse indifférent. C’est pour l’instant le dernier de mes soucis. Je me lève, mange, me couche, cela forme un tout et le temps n’a pas de valeur. J’ai l’impression que mes journées sont courtes.
Siffre, 1962
Je pense à un problème qui m’assaille : celui de la durée d’un disque de 33 tours… Chaque fois, je me demande s’il faut réellement une demie-heure pour écouter une face. Cela me parait très rapide.
Siffre, 1962
Si la réalité du temps qui passe échappe à la conscience des spéléonautes, la suppression de l’alternance jour/nuit a d’autres conséquences. La mémoire immédiate est atteinte :
Nous avons en effet constaté que l’homme isolé en dehors du temps présente des troubles de mémoire. Tous mes camarades ont ressenti ce phénomène, les cosmonautes soviétiques aussi. Je l’éprouve aujourd’hui intensément. Ce que j’ai fait hier, je ne m’en souviens pas. Avant hier ou il y a un mois ? C’est pareil, c’est le néant. Tout ce qui n’est pas immédiatement noté est oublié, irrémédiablement perdu dans l’espace temporel de la nuit souterraine.
Siffre, 1972
Les CRS, qui l’écoutent parfois à son insu (et qui assurent le suivi de l’expérience), lui diront qu’il a remis jusqu’à dix fois de suite le même disque de Luis Mariano. Il pensait, chaque fois, qu’il venait de le poser sur le pick-up… L’apathie accompagne cette perte de mémoire :
J’ai brusquement pris conscience de cette fantastique apathie qui s’est emparée de tout mon être. C’est inconcevable. C’est ça l’effet du confinement : l’inactivité forcée conduit à l’inactivité naturelle. Moins on en fait, moins on en a envie d’en faire.
Siffre, 1972
Il se demande aussi : « Est-ce la durée perçue qui conditionne le vieillissement ? » Des expériences postérieures montreront que la durée de vie de certains animaux peuvent être déterminée par leur cycle circadien. En multipliant artificiellement sa fréquence par deux, on divisait de même l’espérance de vie de ces animaux par deux. Alors que le contraire n’était pas vrai. Aujourd’hui on estime toujours que ces cycles jouent un rôle important dans le processus de vieillissement.
Les naufragés du Pandorum se retrouvent dans une situation semblable. Privés de repères géographiques immédiats, puisqu’ils sont enfermés dans la coque d’un vaisseau, incapables de déterminer leur position, incapables d’appréhender le temps même, ainsi que l’enchainement d’événements qui les a conduit à cette situation, ils doivent reconstruire l’antériorité, et sont contraints de se baser sur leurs cycles naturels. Ils sont tout à la fois, menacés par un environnement hostile plongé dans les ténèbres et dans une succession de couloirs et de salles sans fin, menacés par des créatures qui apprécient leur chair et dont l’origine est incertaine, et par cette disparition du temps qui les laissent pantois.
Pandorum, par ses apports au genre, sa maitrise du suspense et de l’angoisse, et ses scènes d’action bien tournées, est certainement le meilleur film de science-fiction horrifique depuis Alien.
Une autre œuvre s’est probablement beaucoup inspirée des expériences hors du temps de Michel Siffre et de ses successeurs. En 1967 Michel Tournier publie Vendredi ou les Limbes du Pacifique qui est une variante plus adulte du roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé. Différents nouveaux thèmes s’ajoutent aux thèmes exploités dans le roman original, dont une analyse très fine de la perte du temps que l’auteur assimile à la perte du monde civilisé.
Combien de jours, de semaines, de mois, d’années s’étaient-ils écoulés depuis le naufrage de la Virginie ? Robinson était pris de vertige quand il se posait cette question. Il semblait alors jeter une pierre dans un puits et attendre vainement que retentisse le bruit de la chute dans le fond. Il se jura de marquer sur un arbre de l’île chaque jour une encoche, et une croix tous les 30 jours.
Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Folio p.34
L’évasion était terminée, mais la longue histoire de sa construction demeurait écrite à jamais dans la chair de Robinson. Coupures, brulures, estafilades, callosités, tavelures indélébiles et bourrelets cicatriciels racontaient la lutte opiniâtre qu’il avait mené si longtemps pour en arriver à ce petit bâtiment trapu et ailé. A défait de journal de bord il regarderait son corps quand il voudrait se souvenir.
Ibid., p.36 – 37
Une nouvelle ère débutait pour lui – ou plus précisément, c’était sa vraie vie dans l’île qui commençait après des défaillances dont il avait honte et qu’il s’efforçait d’oublier. C’est pourquoi se décidant enfin à inaugurer un calendrier, il lui importait peu de se trouver dans l’impossibilité d’évaluer le temps qui s’était écouler depuis le naufrage de la Virginie. Celui-ci avait eu lieu le 30 septembre 1759 vers deux heures de la nuit. Entre cette date et le premier jour qu’il marqua sur un fût de pin mort s’insérait une durée indéterminée, indéfinissable, plein de ténèbres et de sanglots, de telle sorte que Robinson se trouvait coupé du calendrier des hommes, comme il était séparé d’eux par les eaux, et réduit à vivre sur un îlot de temps, comme sur une île dans l’espace.
Ibid., p.48
Il s’avisa plus tard que le soleil n’était visible de l’intérieur de la villa qu’à certaines heures du jour et qu’il serait judicieux d’y installer une horloge ou une machine propre à mesurer le temps à tout moment. Après quelques tâtonnements, il choisit de confectionner une manière de clepsydre assez primitive. C’était simplement une bonbonne de verre transparente dont il avait percé le cul d’un petit trou par où l’eau fuyait goutte à goutte dans un bac de cuivre posé sur le sol. La bonbonne mettait exactement vingt-quatre heures à se vider dans le bac, et Robinson avait strié ses flancs de vingt-quatre cercles parallèles marqués chacun d’un chiffre romain. Ainsi le niveau du liquide donnait l’heure à tout moment. Cette clepsydre fut pour Robinson le source d’un immense réconfort. Lorsqu’il entendait – le jour ou la nuit – le bruit régulier des gouttes tombant dans le bassin, il avait le sentiment orgueilleux que le temps ne glissait plus malgré lui dans un abîme obscur, mais qu’il se trouvait désormais régularisé, maîtrisé, bref domestiqué lui aussi, comme toute l’île allait le devenir, peu à peu, par la force d’âme d’un seul homme.
Ibid., p.70 – 71
Robinson s’étendit voluptueusement sur sa couche. C’était la première fois depuis des mois que le rythme obsédant des gouttes s’écrasant une à une dans le bac cessait de commander ses moindres mouvements avec une rigueur de métronome Les temps était suspendu Robinson était en vacances. Il s’assit au bord de sa couche. […] Ainsi donc la toute-puissance de Robinson sur l’île – fruit de son absolue solitude – allait jusqu’à une maitrise du temps ! Il supputait avec ravissement qu’il ne tenait qu’à lui désormais de boucher la clepsydre, et ainsi de suspendre le vol des heures…
Ibid., p.98 – 99
Puis il se leva et sans hésitation ni peur, mais pénétré de la gravité solennelle de son entreprise, il se dirigea vers le fond du boyau. Il n’eut pas à errer longtemps pour trouver ce qu’il cherchait : l’orifice d’une cheminée verticale et fort étroite. Il fit aussitôt quelques tentatives sans succès pour s’y glisser. Les parois étaient polies comme de la chair, mais l’orifice était si resserré qu’il y demeurait prisonnier jusqu’à mi-corps. Il se dévêtit tout à fait, puis il se frotta le corps avec le lait qu’il restait. Alors il plongea, tête la première, dans le goulot et cette fois il y glissa lentement mais régulièrement, comme le bol alimentaire dans l’œsophage. Après une chute très douce qui dura quelques instants ou quelques siècles, il se reçut à bout de bras dans une manière de crypte exigüe où il ne pouvait tenir debout qu’à condition de laisser sa tête dans l’arrivée du boyau. […] Mais ce qui retint Robinson plus que tout autre chose, ce fut un alvéole profonde de cinq pieds environ qu’il découvrit dans le coin le plus reculé de la crypte. L’intérieur en était parfaitement poli, mais curieusement tourmenté, comme le fond d’un monde destiné à informer une chose fort complexe. Cette chose, Robinson s’en doutait, c’était son propre corps, et après de nombreux essais, il finit par trouver en effet la position – recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds – qui lui assurait une insertion si exacte dans l’alvéole qu’il oublia les limites de son corps aussitôt qu’il l’eut adoptée.
Il était suspendu dans une éternité heureuse.
Ibid., p.111 – 112
Robinson après une longue période d’apathie est happé par la perspective du temps qui s’est écoulé depuis son naufrage et son arrivée sur l’île. Le temps qu’il est incapable de reconstituer s’est enfuit sans qu’il ne puisse avoir aucune prise sur lui. Il entreprend alors de le domestiquer par un calendrier, puis en concevant une clepsydre. Mais il finit par s’ennuyer de l’extrême rigueur administrative qu’il s’inculque pour singer la civilisation qu’il a quitté, et pour se discipliner lui-même et ainsi éviter de retomber dans l’apathie. L’arrêt surprise de la clepsydre sonne comme des vacances et une forme de rechute. Il s’enfonce dans les profondeurs de la roche, dans l’obscurité totale de la grotte, où il se glisse après un rituel païen. La roche devient le sein maternel avec lequel il entretient une relation physique incestueuse. Le temps s’efface dans l’obscurité, et il y demeure pendant l’arrêt de la clepsydre un temps indéterminé, prostré dans le noir et comme enivré ; échappant ainsi au cycle du temps, à l’alternance des jours et des nuits.
« coupé de tout révérenciel, »
Je trouve ce lapsus kalami absolument fascinant et ouvrant sur des perspectives qui ne sont pas sans échos avec le billet et peuvent même mener vers des ailleurs pour le moins intéressants. Laissez-le!
Suite à votre article, j’ai regardé ce film intelligent. Parfois prévisible, mais s’en plaindra-t-on ?
La question du temps est, comme vous le soulignez, passionnante.
La question sociale également, comment des être sans autorité s’organisent-ils ? « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » cf. Dostoïevski (je recommande le film intitulé l’Expérience d’Oliver Hirschbiegel sur ce sujet).
Pandorum est un film d’un esprit sain, si je peux me permettre de distribuer des points… L’ivresse de l’espace (ça me rappelle l’ivresse des profondeurs, bien moins développée, dans Abyss de James Cameron), et la schizophrénie sont bien traitées. C’est un piège facile et efficace pour le spectateur ravi de s’y laisser prendre (cf Fight Club par ex).
Mais le clou du film est son traitement de l’humanité, conglomérée dans ce vaisseau. Toutes les races y sont représentées. Et elles ne sont pas traitées avec la propagande du cinéma habituel. Mais au contraire avec une justesse qui me laisse comprendre pourquoi nous n’avons jamais entendu parler de cet excellent film. Il dit une bribe salutaire de la vérité sur ce qu’elle sont. Comment elles vivent et pourquoi elle tuent, (voire abandonnent, elle préfère disparaître) et meurent.
Un film à interdire s’il n’était pas si subtil.
Excellent article et excellent film, en effet. Quoiqu’à mon avis, « le meilleur film de SF horrifique depuis Alien » (si ce n’est AlienS, au fait), ça serait plutôt Pitch Black de D.Twohy, qui d’ailleurs pillait Alien et d’autres films, mais avec un certain génie. Plus de maîtrise, plus de peur primale que dans Pandorum.
Verbatim: « Ce genre est émaillé de codes récurrents qui pour la plupart exploitent nos peurs. Ainsi l’univers est gigantesque, froid et sombre »
Oui, mais c’est pas totalement illusoire comme peur, non plus. C’est quand même vachement grand, froid et sombre ce truc. C’est pas que du pipeau.
Par exemple, si vous me demandez d’aller de la Terre à la Lune à pieds, je refuserais, parce que j’aurais peur de faire une mauvaise rencontre (genre un loup).
En revanche, si on y va en bagnole, là, d’accord.
En gros « Tournevis » explique pourquoi vous avez aimé ce film ; film par ailleurs moyenne gamme, excepté son dénouement.