Des lampistes aux aiguilleurs

Sándor Képíró est né en 1914.

Il a été accusé d’avoir, en 1942 et comme jeune officier de la gendarmerie hongroise, participé  à un massacre lors d’une rafle à Novi Sad. Jugé par un tribunal militaire en Hongrie en 1944, il est condamné à dix ans, mais voit sa peine annulée. Il est de nouveau condamné en 1948, cette fois à quatorze ans, sous le nouveau et doux régime communiste hongrois et par contumace.

Revenu au pays au milieu des années 90, il est arrêté par la police hongroise en 2009. Pour être, finalement, placé en examen en février 2011. Et jugé -toujours pour les mêmes faits- par un tribunal en mai 2011. Faute de preuves, il est acquitté en juillet 2011. Sándor Képíró meurt en septembre 2011.

On sent une nette accélération à la toute fin de sa vie.

Trépidante année 2011…

Papon a du ressentir cela aussi.

Demjanjuk également.

La cour de justice munichoise a condamné Demjanjuk à 5 ans de prison. Ce dernier, qui dément avoir été garde, a fait appel et est libre pour le moment. C’est la première fois qu’est condamné quelqu’un pour crime de guerre sans pour autant pouvoir prouver qu’il a participé à une tuerie. Devant les tribunaux, les procureurs ont allégué que le seul fait qu’il ait été garde d’un camp comme Sobibor, dont l’unique fonction consistait à exterminer ses occupants, suffisait à prouver son implication dans les assassinats qui y furent perpétrés.

Il est vrai que les vrais gros nazis ont disparu depuis longtemps.

La guerre et le procès de Nuremberg avaient déjà considérablement éclairci les rangs des nazis. Des dirigeants nazis comme de leurs subalternes les plus en vue. Si on rajoute quelques autres tribunaux fonctionnant à plein régime après guerre, on peut dire qu’en 1950, quasiment tout le monde était soit mort, soit déjà jugé. Restait simplement plusieurs fantasmes tels que celui tournant de Martin Bormann par exemple et quelques rares fugitifs de seconde importance.

Une fois ce premier ménage opéré, il a fallu attendre le début des années soixante et Eichmann pour que la traque des seconds couteaux reprenne.

Depuis, on élargit chaque année le cercle des nazis. De 1945 à 2011, nous sommes passés du haut dignitaire allemand devant ses juges à Nuremberg au… Prisonnier de guerre ukrainien et garde dans un camp d’extermination se retrouvant devant un tribunal Munichois.  Et, autre évolution notable, on demande, comme le montre le procès Demjanjuk, de moins en moins de preuves. A défaut de  témoins, on fait intervenir ce qu’on nomme de grands témoins (en clair : des témoins qui n’ont rien vu concernant l’accusé).

Pourtant, l’opération Dernière chance, lancée par le centre Simon Wiesenthal en 2008 avec un top dix des criminels nazis recherchés, avait débouché sur des résultats contrastés.

Le procès de Sándor Képíró a fini par un acquittement. Aribert Heim est toujours introuvable si tant est qu’il ne soit pas mort depuis longtemps. Milivoj Ašner est, lui, bel et bien mort. Soeren Kam n’est toujours pas accusé d’un crime qui serait imprescriptible. Heinrich Boere, membre de la Waffen-SS, a été condamné en 2010 à perpétuité pour être un des exécutant d’une série de meurtre en Hollande sur des résistants. Charles Zentai n’a toujours pas été extradé. Mikhail Gorshkow ne fait pour le moment face à aucune procédure judiciaire à son encontre. Algimantas Dailide, alors dans la police lituanienne, s’est sorti depuis quelques années de son procès où il a été condamné pour avoir livré des juifs aux nazis, mais sans exécuter de peine à cause de son grand âge. Harry Mannil n’a jamais été inculpé et est mort en 2010.

Deux condamnations définitives, dont un seul en prison. Un autre condamné en première instance et relâché dans l’attente de son procès en appel. Un disparu qui le demeure. Deux morts. Un acquitté. Un pour lequel il y a prescription. Un pour lequel il n’y a toujours pas d’inculpation. Un autre qui n’est toujours pas extradé.

Reprenons la liste avec leur nationalité et leur fonction à l’époque. Un hongrois capitaine de gendarmerie. Un médecin-chef SS autrichien dans un camp de concentration. Un officier de police croate. Un officier SS danois. Un membre d’un escadron SS néerlandais. Un officier hongrois. Un collaborateur estonien. Un officier de police lituanien. Un membre de la police politique estonien.

Pas un seul allemand. Des officiers subalternes ou de simples pions. Certains d’entre eux sont peut-être, sans doute, des criminels. Mais des criminels contre l’humanité ? Si on prend le seul condamné qui purge sa peine, est-ce que participer à un escadron SS chargé de liquider des résistants néerlandais peut-être considéré comme un crime imprescriptible ? Manifestement, le tribunal a jugé que oui. Mais, comme ça, d’emblée, on peut s’interroger. Et, si on peut tenir un débat sur les petites mains de l’horreur, sur leur responsabilité qui ne saurait être annulée, sur le devoir de désobéissance, sur l’inhumanité dont elles ont fait preuve, etc. Il est tout de même malheureux que le dernier condamné soit… Un prisonnier de guerre. Pire, un prisonnier de guerre dont on ne sait pas grand chose -si ce n’est rien- de ce qu’il a fait à titre individuel.

Le seul qui fasse vraiment sérieux, le seul pour qui il y a par ailleurs de vraies et solides billes, c’est Aribert Heim, dit le Docteur de la mort. Introuvable toutefois. Et même réputé mort depuis longtemps.

Allons. Vae Victis a déjà observé tout cela. Ce qui m’intéresse ici, c’est que nous avons depuis quelques années, devant cette désolante pénurie de nazis, de nouvelles jurisprudences. Et que ce sont, aujourd’hui, ces nouvelles jurisprudences qui permettent de trouver de nouveaux nazis.

Et ce n’est pas qu’une impression.

Il y a eu l’année dernière plus d’investigations et d’accusations mises en oeuvre contre d’anciens nazis dans certains pays que les années précédentes. Il y a ainsi eu plus d’investigations en Allemagne en 2010 que pendant les cinq années précédentes cumulées…

Alors même que les anciens nazis disparaissent tous les jours.

C’est donc bien de justice dont on parle.

Et le centre Simon Wiesenthal le dit très clairement aussi, alors qu’après avoir donné une bonne note à l’Allemagne (ce centre sert aussi d’agence de notation des pays. Il évalue la volonté de ceux-ci à envoyer d’anciens nazis en prison),

Mr Zuroff said Germany had changed its prosecution policy to allow more suspects – particularly those who were not officer class and those of non-German origin – to be prosecuted.

Voilà comment augmenter les prises alors même que la ressource se réduit d’années en années. On élargit le filet et on racle le fond.

Avec de nouvelles jurisprudences.

Jurisprudences où il ne s’agit même plus, par exemple, de démontrer que l’accusé savait que les juifs allaient vers la mort lorsqu’on les déportait (procès Papon). Ce qui est tout à fait remarquable. Etre reconnu coupable d’un crime de complicité de crime contre l’humanité alors même qu’on affirme dans le même temps et dans le jugement qu’on n’est pas sûr que vous saviez qu’il y avait crime -et qu’on ne peut donc vous reconnaître coupable du chef de complicité d’assassinat…

Remarquable.

Et c’est certainement en se souvenant de cette remarquable jurisprudence que, dans le procès Demjanjuk, on a fini par condamner quelqu’un sans être sûr un seul instant qu’il ait fait quoique ce soit personnellement. La seule présence dans le camp, en tant que gardien, de Demjanjuk, a suffit à ce qu’il soit considéré qu’il a participé à un crime contre l’humanité. Quelle était sa marge de manœuvre ? Aurait-il été gardien de camp sans avoir été au préalable prisonnier de guerre ? A-t-il montré du zèle dans sa tâche ?

Autant de mystères.

Un peu de moins de soixante-dix ans après les faits, ce n’est pas si étonnant.

Quoiqu’il en soit, le tribunal de Munich et ses juges, dont il n’est pas certain qu’un seul soit né avant les faits, ont répondu qu’il convenait de se foutre de ces béantes zones d’ombre. Il était là. Cela suffit. Un prisonnier de guerre ? Qu’importe. La puissance détentrice ne respecte pas le droit humanitaire, et particulièrement la convention de Genève sur les prisonniers de guerre (et je parle de celle de 1929) ? Rien à foutre.

Fichtre.

Que de nouvelles perspectives…

Ainsi, le centre Simon-Wiesenthal va bientôt lancer une nouvelle chasse au nazi..

Efraim Zuroff voit dans la jurisprudence Demjanjuk une formidable opportunité de traquer les derniers survivants du nazisme. Près de 4 000 personnes seraient concernées selon lui. « Même si seuls 2% de ces gens sont encore en vie, nous parlons de 80 personnes. Admettons que la moitié d’entre eux ne soit pas médicalement en état d’être amenés devant la justice, cela nous laisse avec 40 personnes, c’est un potentiel incroyable », explique-t-il auGuardian. Pour lui, le fait que ces anciens nazis n’aient eu que des rôles subalternes importe peu : « Notre but est d’amener autant de gens que possible devant la justice. Ils ne doivent pas être laissés de côté sous prétexte qu’ils sont moins que Mengele ou moins que Himmler ».

Quarante derniers nazis du même calibre que Demjanjuk.

Voilà en effet un potentiel incroyable.

Il convient toutefois de se dépêcher. Chaque mois qui passe réduit ce potentiel incroyable.

Et pour hâter les choses, pour que les sociétés acceptent ces jurisprudences d’exception s’exerçant contre des vieillards, il convient de les culpabiliser toutes entières. Ainsi le discours de Chirac de 1995 doit être considéré comme directement responsable de la condamnation de Papon de 1998.

Mais on peut encore faire mieux dans notre pays. Il convient de redresser notre note donnée par le centre Simon Wiesenthal. Certains agitaient il y a quelques années, à la suite du procès de Papon ou de la mise en cause de la SNCF comme personne morale, la perspective que les conducteurs de train finissent devant la justice. Allez. Il sera bientôt temps de mettre les aiguilleurs de train survivants devant leur responsabilité.

Des lampistes aux aiguilleurs.

Voilà, sans doute, la dernière évolution.

Encore un effort.

Nous y sommes presque.

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À propos Blueberry

Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballote. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu alors qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire "oui" ou "non", de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans le tas ! Cela n’a pas de nom. C’est comme la vague qui vient de s’abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe dans le groupe n’a pas de nom. C’était peut être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il n’a pas de nom. Et toi non plus, tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu comprends, cela ? Créon, Antigone, Jean Anouilh.

6 réflexions sur « Des lampistes aux aiguilleurs »

  1. kobus van cleef

    après le gardien de prison , ils se tourneront vers le cuisinier….
    logique , si on essaie d’y réfléchir un instant, le cuisinier aurait dû augmenter les rations , pas vrai ?
    le terme « shoa-business » ne me semble pas galvaudé…

  2. Rosco

    L’une des raisons de cette accélération me semble être que c’est justement les dernières justifications de l’existence des chasseurs de nazis qui disparaissent. On assiste un peu à leur chant du cygne. Espérons juste que leur soif de vengeance quasi-pathologique ne les poussera pas à entreprendre une chasse aux descendants de nazis jusqu’à la fin des temps. Quoi que…

    1. Anne Onyme

      Il y a la recherche génétique pour établir l’hérédité du nazisme.

      Mais les conclusions finales de cette recherche semblent déjà trouvées : la substitution de population en Europe serait-elle la punition adéquate ?

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