Commerce de la chair

Nicolas Machiavel à Luigi Guicciardini

Zut alors ! Mon cher Luigi, voyez comment dans une même affaire la fortune donne aux hommes différents résultats. Vous , après que vous avez baisé la vôtre, vous avez envie de le refaire et en voulez une autre. Quant à moi, arrivé ici depuis quelque jours, n’y voyant plus tant j’étais en manque, j’ai trouvé une vieille qui lavait mes chemises et habite dans une maison plus qu’à demi enterrée, où la lumière n’entre que par la porte. Comme je passais par là un jour, elle me pria d’entrer un instant chez elle, car elle voulait me montrer de belles chemises, pour le cas où je voudrais en acheter. Alors, comme un con, je la crus. J’entrai et vis à la lueur une femme avec une serviette sur la tête et le visage, qui faisait la mijaurée et était blottie dans un coin. La vieille garce me prit par la main et me dit en me conduisant vers elle : « Voici la chemise que je veux vous vendre, mais essayez-la d’abord, puis vous la paierez. » Timide comme je suis, je fus tout effrayé. Pourtant, resté seul avec elle dans le noir (car la vieille était sortie aussitôt et avait fermé la porte), pour abréger, je la baisai une fois. Bien que je lui aie trouvé les cuisses molles, le con humide et l’haleine empestée, mon envie était si forte que j’y parvins. L’affaire finie, désireux de voir la marchandise, je pris un tison et allumai une lampe placée sur la cheminée. Dès que la lumière fut allumée, la lampe manqua de m’échapper. Hélas ! Je faillis tomber raide par terre, tant cette femme était laide. On lui voyait d’abord une touffe de cheveux entre le blanc et le noir, c’est-à-dire grisonnants. Bien que le sommet de son crâne eût été chauve, et que sa calvitie laissât voir quelques poux qui s’y promenaient, néanmoins ses rares cheveux descendaient jusqu’à ses sourcils. Au centre de sa figure petite et ridée, elle avait une cicatrice qui laissait croire qu’elle avait été marquée au fer au pilori du marché. Au bout de ses sourcils pendait un bouquet de poils pleins de lentes. Elle avait un œil plus haut que l’autre, et tous deux chassieux et couverts de cils pelés. Son nez était relevé en l’air ; l’une de ses narines était coupée et les deux pleins de morve. Sa bouche ressemblait à celle de Laurent de Médicis, mais était tordue d’un côté, et il en sortait un peu de bave qu’elle ne pouvait retenir, faute de dents. Sur sa lèvre supérieure, elle avait une moustache longue et rare. Son menton était long, pointu et tordu et il y pendait un fanon qui descendait jusqu’à son cou. Comme j’étais stupéfait et égaré à la vue de ce monstre, elle s’en aperçut et voulut me dire : « Qu’avez-vous messire ? » Mais elle ne put le dire, car elle était bègue. Dès qu’elle ouvrit la bouche, il en sortit une haleine si puante que mes yeux et mon nez – les deux ouvertures de nos sens les plus délicats – en subirent un tel choc que mon estomac, ne pouvant le supporter, fut si ému que je lui vomis dessus. L’ayant payée de la monnaie qu’elle méritait, je m’enfuis. Où que j’aille et tant que je serai en Lombardie, je ne crois pas que me reviendra l’envie de baiser. Remerciez-donc Dieu de l’espoir que vous avez d’éprouver encore ce plaisir, tandis que je Le remercie de ne pas avoir à craindre un jour un pareil déplaisir.
Je crois qu’il me restera de cette promenade un peu d’argent et je voudrais faire quelques affaires à mon retour à Florence […]
Giovanni vous donnera des nouvelles d’ici. Saluez Jacopo de ma part et recommandez-moi à lui , sans oublier Marco.

À Vérone, le 8 décembre 1509
Nicolas Machiavel

Machiavel, Œuvres (lettres familières) , Ed. Robert Laffont , coll . Bouquins, p.1230-1231


11 réflexions sur « Commerce de la chair »

  1. NOURATIN

    Où l’on apprend que l’immense Machiavel était un gros timide prêt à baiser
    n’importe quoi à la première occasion et qu’à la suite de cette mésaventure
    il a du se contenter de plaisirs plus solitaires et peut être exclusivement
    intellectuels. C’est sans doute pour cette raison qu’ensuite il a pu écrire
    « Le Prince » et donner à la terre entière une grandiose leçon de politique.

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