Comment pourrais-je, comment pourrions-nous aimer tous les hommes ? Les chérir, se soucier de leur sort comme du notre, sans les avoir jamais rencontrés, sans même les avoir entraperçus dans une pensée fugitive ? Un être humain semble en être incapable, à moins d’être un modèle de compassion, ayant tué les passions qui l’anime.
Cette compassion sans limite est la marque de Bouddha, d’un boddhisattva ; du divin. C’est ainsi que la tradition bouddhique rapporte que Pûrna un des premier disciple du dharma demanda au Bouddha la permission d’aller comme missionnaire dans un pays barbare nommé Sronâparânta. Le bouddha teste sa résolution, alors le dialogue suivant s’engagea :
Le Bouddha : « Les hommes du Sronâparânta sont emportés, méchants et cruels. Ils adressent des paroles méchantes, grossières, insolentes. S’il t’adresses des paroles méchantes, grossières, insolentes, que penseras-tu de cela ? »
Pûrna : « Je penserai qu’en réalité les hommes du Sronâparânta sont bons et doux, puisqu’ils me frappent ni de la main ni à coups de pierres. »
Le Bouddha : « Mais s’ils te frappent de la main et à coups de pierre, que penseras-tu de cela ? »
Pûrna : « Je penserai qu’ils sont des hommes doux et bons puisqu’ils ne me frappent ni du bâton ni de l’épée. »
Le Bouddha : « Mais s’ils te frappent du bâton et de l’épée, que penseras-tu de cela ? »
Pûrna : « Je penserai qu’ils sont des hommes doux et bons, puisqu’ils ne me privent pas de la vie. »
Le Bouddha : « Mais s’ils te tuent Pûrna, que penseras-tu de cela ? »
Pûrna : « Je penserai qu’ils sont des hommes doux et bons, puisqu’ils me débarrassent de cette carcasse pourrie du corps sans trop de difficulté. Je sais qu’il y a des moines qui ont honte de leur corps, en sont tourmentés et dégoûtés, qui sont tués avec des armes, prennent du poison, sont pendus avec des corde ou jetés dans des précipices. »
Le Bouddha : « Pûrna, tu possède la bonté, la patience la plus haute. Tu peux vivre chez les Sronâparânta, y fixer ton séjour. Va et enseigne-leur comment être libre, toi qui est libre toi-même. »
Ceux qui cherchent dans le bouddhisme des idées sensationnelles, inouïes, sur le problème du soi, trouveront peu de choses. Ceux qui y cherchent un avis sur la question de savoir comment mener une vie denuée de soi y pourront apprendre beaucoup.
Un ouvrage intéressant qui propose en un peu moins de 300 pages une introduction assez vivante au bouddhisme, plus à partir d’une approche théorique que par sa pratique même. Il a l’avantage d’avoir été rédigé il y a plus de 50 ans, ce qui lui permet de ne pas surreprésenter le bouddhisme tibétain suite à son développement récent en Occident. Il est idéal pour une approche aux principes de base du bouddhisme, et pour avoir une idée succincte de son évolution historique. Même si la perception de mots en pali ou en autres langues exotiques n’est pas particulièrement évidente, et que l’exposé d’une religion aussi diverse et complexe peut-être déroutant. A noter que ce livre est surtout axé sur son développement indien et sur les mouvements en étant directement issus, les autres formes de bouddhisme tel que le zen pour le Japon sont évoqués brièvement dans le dernier chapitre.
« Comment pourrais-je, comment pourrions-nous aimer tous les hommes ? Les chérir, se soucier de leur sort comme du notre, sans les avoir jamais rencontrés, sans même les avoir entraperçus dans une pensée fugitive ? Un être humain semble en être incapable »
Ivan a répondu a cette question dans sa conversation avec Aliocha, dans les Frères Karamazov. Bon Désolé pour la longueur mais je pense que cet extrait magnifique répond en creux à vos questions. Naturellement je ne cite pas les réponses suivantes d’Aliocha. Ce n’est qu’un chrétien.
« Je dois t’avouer une chose, commença Ivan, je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon idée, le prochain qu’on ne peut aimer ; du moins ne peut-on l’aimer qu’à distance. J’ai lu quelque part, à propos d’un saint, « Jean le Miséricordieux » 86, qu’un passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer ; le saint se coucha sur lui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine dans la bouche purulente du malheureux, infecté par une horrible maladie. Je suis persuadé qu’il fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment d’amour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence. Il faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer ; dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît.
— Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait aussi que souvent, pour des âmes inexpérimentées, le visage de l’homme est un obstacle à l’amour. Il y a pourtant beaucoup d’amour dans l’humanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience Ivan…
— Eh bien, moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre, beaucoup sont dans le même cas. Il s’agit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si c’est inhérent à la nature humaine. À mon avis, l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu ; mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément ; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car c’est un autre, et pas moi. De plus, il est rare qu’un individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si c’était une dignité !) Pourquoi cela, qu’en penses-tu ? Peut-être parce que je sens mauvais, que j’ai l’air bête ou que j’aurai marché un jour sur le pied de ce monsieur ! En outre, il y a diverses souffrances : celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien l’admettre, mais dès que ma souffrance s’élève, qu’il s’agit d’une idée, par exemple, il n’y croira que par exception car, peut-être, en m’examinant, il verra que je n’ai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander l’aumône par l’intermédiaire des journaux. En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin : de près, c’est presque impossible. Si, du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer… Assez là-dessus. Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais parler des souffrances de l’humanité en général, mais il vaut mieux se borner aux souffrances des enfants. Mon argumentation sera réduite au dixième, mais cela vaut mieux. J’y perds, bien entendu. D’abord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble, pourtant, que les enfants ne sont jamais laids). Ensuite, si je ne parle pas des adultes, c’est que non seulement ils sont repoussants et indignes d’être aimés, mais qu’ils ont une compensation : ils ont mangé le fruit défendu, discerné le bien et le mal, et sont devenus « semblables à des dieux » . Ils continuent à le manger. Mais les petits enfants n’ont rien mangé et sont encore innocents. Tu aimes les enfants, Aliocha ? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi je ne veux parler que d’eux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, sans doute, c’est pour expier la faute de leurs pères, qui ont mangé le fruit ; mais c’est le raisonnement d’un autre monde, incompréhensible au cœur humain ici-bas. Un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être ! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi j’adore les enfants. Remarque que les hommes cruels, doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusqu’à sept ans, les enfants diffèrent énormément de l’homme ; c’est comme un autre être, avec une autre nature. J’ai connu un bandit, un bagnard ; durant sa carrière, lorsqu’il s’introduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement ; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint l’ami d’un petit garçon qu’il voyait jouer sous sa fenêtre… Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha ? J’ai mal à la tête et je me sens triste.
— Tu as l’air bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude.
— À propos, continua Ivan comme s’il n’avait pas entendu son frère, un Bulgare m’a récemment conté à Moscou les atrocités que commettent les Turcs et les Tcherkesses dans son pays : craignant un soulèvement général des Slaves, ils incendient, égorgent, violent les femmes et les enfants ; ils clouent les prisonniers aux palissades par les oreilles, les abandonnent ainsi jusqu’au matin, puis les pendent, etc. On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves ; c’est faire injure à ces derniers. Les fauves n’atteignent jamais aux raffinements de l’homme. Le tigre déchire sa proie et la dévore ; c’est tout. Il ne lui viendrait pas à l’idée de clouer les gens par les oreilles, même s’il pouvait le faire. Ce sont les Turcs qui torturent les enfants avec une jouissance sadique, arrachent les bébés du ventre maternel, les lancent en l’air pour les recevoir sur les baïonnettes, sous les yeux des mères, dont la présence constitue le principal plaisir. Voici une autre scène qui m’a frappé. Pense donc : un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante, et autour d’eux, les Turcs. Il leur vient une plaisante idée : caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire ; puis l’un d’eux braque sur lui un revolver à bout portant. L’enfant tend ses menottes pour saisir le joujou ; soudain, l’artiste presse la détente et lui casse la tête. Les Turcs aiment, dit-on, les douceurs.
— Frère, à quoi bon tout cela ?
— Je pense que si le diable n’existe pas, s’il a été créé par l’homme, celui-ci l’a fait à son image. »
Rogojine… 😉
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Cher Vae, la renonciation bouddhique, ou plutôt son apparence, est intéressante aussi longtemps qu’elle n’est utilisée que comme une arme… une armure derrière laquelle défendre le ‘soi’. Aux yeux de ceux qui ne savent pas voir au-delà des apparences, elle est alors comme un costume d’invisibilité qui protège… on devient comme un sous-marin fantôme en territoire hostile, et c’est très pratique ! 🙂
Mais quel homme pourrait-il raisonnablement ‘vouloir’ n’être rien ? Celui qui ‘n’est pas’ n’a aucun vouloir, en vérité. Comme disent les comiques Chevalier&Laspalès : « Y’en a qu’ont essayé, ils ont eu des problèmes ». Lol !
Celui qui se débarrasse de son moi, cesse également de pouvoir être tenu responsable de sa propre renonciation ! … ainsi que de ses propres actions éventuelles : il pourrait dès lors tuer en prétendant qu’une force supérieure (Bouddha?) l’inspire, et dans cette mesure il ne serait plus qu’un fou parmi les autres, à enfermer et abrutir de médicaments.
Ce qui fait, encore une fois, qu’on tolère en société les moines qui prétendent « s’être mis entièrement à la disposition du Grand-Tout, de Bouddha ou du Seigneur », c’est qu’ils continuent à respecter la « common decency » de base, qu’ils ne font pas d’hallucinations moyenâgeuses à la Jeanne d’arc leur commandant d’occire telle ou telle personne… bref, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’imagination. ^^
Sonia Marmeladova 😉