La haine de la beauté

Le Pavillon d’or (Kinkaku-ji) est un temple situé à Kyoto, dans le jardin des cerfs, s’intégrant à un ensemble architectural plus large. Il est renommé pour sa beauté, ses proportions harmonieuses, et sa couverture faite de feuilles d’or. Survolé régulièrement par les bombardiers américains, Le Pavillon d’or survit pourtant à la guerre, mais en 1950 un jeune bonze l’incendie. Le bâtiment de bois est entièrement ravagé par les flammes. L’affaire est largement couverte par les médias japonais. Mishima verra dans le geste du moine une haine de la beauté portée par un corps difforme et un caractère perturbé.

Pavillon d'or

Je peux, sans exagération, affirmer que le premier problème auquel, dans ma vie, je me sois heurté, est celui de la Beauté. Mon père n’était qu’un simple prêtre de campagne, au vocabulaire pauvre ; il m’avait seulement dit « que nulle chose au monde n’égalait en beauté le Pavillon d’Or ». La pensée que la beauté pût déjà exister quelque part à mon insu me causait invinciblement un sentiment de malaise et d’irritation ; car si effectivement elle existait en ce monde, c’était moi qui, par son existence même, m’en trouvais exclu.

Yukio Mishima – Le Pavillon d’Or ; Folio, p. 53

« On multiplie partout les manifestations sportives, hein ? Vraiment, quel signe de décadence ! Le genre de spectacle qu’il faudrait montrer aux gens, on ne le leur fait jamais voir ; ce qu’il faudrait leur montrer, ce sont les exécutions capitales. Pourquoi ne sont-elles pas publiques ? »

Après avoir rêvé un moment, Kashiwagi enchaîna : « Comment crois-tu qu’on ait fait, pendant la guerre, pour maintenir l’ordre, sinon en donnant en spectacle des morts violentes ? Et pourquoi a-t-on décidé que les exécutions n’auraient plus lieu en public ? On dit :  » Pour ne pas donner aux gens le goût du sang !  » C’est idiot ! Pendant les bombardements, les gens qui déblayaient les cadavres, quelle tête faisaient-ils, hein ? Tout ce qu’il y a de plus paisible et content ! Voir des êtres humains, maculés de sang, se tordre dans les souffrances de l’agonie, entendre les plaintes des mourants, voilà qui rend les gens tout humbles, qui remplit leur âme de délicatesse, de clarté, de paix ! Ce n’est jamais dans ces moments-là que nous devenons cruels et sanguinaires ; c’est, par exemple, par un bel après-midi de printemps comme celui-ci, en regardant distraitement un rayon de soleil jouer à cache-cache avec les feuilles au-dessus d’un gazon frais tondu… Oui, c’est dans ces minutes-là qu’on le devient…

Ibid. p. 168


6 réflexions sur « La haine de la beauté »

  1. Restif

    Le geste de ce moine…Erostrate est de tous les temps décidément.Et dire qu’on avait interdit de seulement prononcer son nom, a fortiori de l’écrire. Il est quand même arrivé jusqu’à nous! (ça rappelle aussi ces dingues qui essayent de détruire la Joconde, ce type d’actes -attaquer une nouvelle d’XP par exemple^^).

    1. XP

      Si, tu fais rien qu’à faire de l’ironie eniphrasique pour m’emBËter. C’est bien dans ton genre ça.C’est connu.

      L’une de nos connaissances communes à qui je demandais de tes nouvelles il y a quelques semaines m’a dit: « il va bien, il a bonne mine… il fait toujours de l’ironie antphrasique, mais ça on ne peut rien y faireé ».

      1. Restif

        Oh,ca c’est de la micro-sociologie à l’échelle du com et de l’individu !Ta démangeaison inlassable. D’ailleurs, j’en parlais à une connaissance commune à qui je demandais de tes nouvelles (quelle coïncidence!) et qui m’a dit : « toujours aussi charmant, toujours cette différence si parfaite avec les tableaux que ses piteux ennemis donnent de lui, et qui nous font tant rire, mais par contre, impossible de l’arracher à la micro-sociologie, ça, il n’arrêtera jamais ! ».

  2. Vae Victis Auteur de l’article

    Il vous faudra plus qu’on « pardon » pour excuser ce jeu de mot. 😀

    Les considérations politiques sont étrangères à cet acte. Le traducteur français dans sa préface expose deux thèses pour expliquer les motivations de l’incendiaire (Hayashi Shôken) que Mishima renomme Mizoguchi. Ce sont les deux thèses qui ont été défendues par les journalistes japonais pour expliquer ce geste fou.

    D’une part on nous dépeint l’incendiaire comme « instable, fugueur, doté d’un caractère taciturne, bégayant et cultivant le goût de la solitude », ce qui aurait pu conduire à une haine de la beauté représentée à son niveau le plus élevé par le Pavillon d’or. L’incendiaire aurait ainsi essayé de détruire cette beauté qui l’outrageait pour soulager la conscience qu’il avait de sa propre laideur. C’est la thèse romanesque que fera vivre Mishima.

    Une autre thèse, qui correspond – je crois – au témoignage de Hayashi Shôken lui-même, explique son geste par une vengeance envers le temple et son organisation. Ses espoirs déçus de succéder au prieur, le bonze se serait venger de cet affront en incendiant l’édifice.

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