La Stratégie du Guerrier – De l’éthique païenne dans l’art de gouverner de Robert Kaplan
Optimistes, les Américains peuvent se permettre de l’être car leurs institutions, et en particulier leur Constitution, ont été conçues par des hommes qui avaient de la vie la vision la plus désespérée. Ils avaient déjà concocté l’impeachment (destitution) avant même que le premier président n’eût prêté serment. James Madison écrivit dans le Federalist (n° 51) que les hommes sont tellement au-delà de la rédemption que la seule solution consiste à faire jouer l’ambition contre l’ambition, l’intérêt contre l’intérêt. «Si les hommes étaient des anges, on n’aurait pas besoin de gouvernement », concluait-il. Notre séparation des pouvoirs est fondée sur une vision très sombre du comportement humain. La Révolution française, par contre, a commencé par une foi illimitée dans le bon sens des masses, ainsi qu’en la faculté de ses intellectuels à en extraire le meilleur. Résultat la guillotine. Les Pères fondateurs de notre pays, des pessimistes constructifs, se demandaient en permanence quels autres accrocs seraient encore possibles dans les relations humaines.
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Cependant, même si les Pères fondateurs prisaient moins la monarchie que Hobbes, ils étaient polarisés sur le problème de la passion et de l’égoïsme qui entraînent les hommes à se faire du mal les uns aux autres. D’où la réflexion pleine d’espoir de Madison que la future « république des États-Unis » consisterait en une société « morcelée en tellement de parties, d’intérêts et de classes de citoyens que les droits des individus, ou de la minorité, encourraient peu de danger de la part des coalitions d’intérêts de la majorité ». Et Madison de conclure que la sécurité serait garantie par une « multiplicité d’intérêts » et une « multiplicité de groupes ».
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La modernité est synonyme d’une anthropologie négative de l’homme. C’est un lieu commun.
Par contre, le communautarisme pour éviter l’oppression de la majorité à l’encontre des minorités – Madison aurait certainement gloussé si il avait pu entrevoir les minorités oppressantes. Donc le retour à la guerre de tous contre tous.
C’est fort de se planter à ce point-là. C’est d’ailleurs amusant qu’il parle de « sécurité garantie » et non de « liberté garantie », comme une espèce de lapsus révélateur.
Il ne se plante pas.
Aujourd’hui ce ne sont pas les minorités qui oppriment, ce sont des politiciens de la majorité, blancs, mâles et fortunés, qui leur accordent quelques droits dérogatoires en échange de quelques votes d’une part, mais surtout d’une bonne image auprès de la majorité. Ce ne sont pas les minorités qui oppriment, c’est la majorité qui aime à se valoriser en compatissant au sort de quelques minorités.
Je veux dire qu’il se plante en pensant trouver une solution aux maux à travers la « sécurité vis à vis de l’oppression », c’est le terme de sécurité lui-même, et ce qu’il suggère, qui est foireux; le principe d’oppression moderne en a justement plein la bouche de propos « sécuritaires » (entendre évidemment sécurité sociale, anti-exclu, anti-risques, hygiène, etc..).
Je trouve pourtant que ça ne marche pas trop mal depuis deux siècles, bien que la solution si elle n’est régénérée arrive à ses limites.
Et par rapport aux maux auxquelles ces solutions ce sont appliquées ceux que vous pointez (sécurité sociale, anti-exclu, anti-risques, hygiène, etc…) sont assez secondaires.
« leurs institutions, et en particulier leur Constitution, ont été conçues par des hommes qui avaient de la vie la vision la plus désespérée »
« Notre séparation des pouvoirs est fondée sur une vision très sombre du comportement humain. »
C’est faux.
« De la même manière qu’il existe une part de dépravation dans l’être humain qui nécessite un certain degré de circonspection et de méfiance ; il existe aussi dans la nature humaine d’autres qualités qui justifient une certaine mesure d’estime et de confiance. Le gouvernement républicain présuppose l’existence de ces qualités à un plus haut degré que n’importe quelle autre forme de gouvernement. » Le Fédéraliste n°55
« N’y a t-il pas de vertu parmi nous ? S’il n’y en a pas, nous sommes dans une situation déplorable. Aucun contrepoids théorique, aucun forme de gouvernement ne peut nous affermir. L’hypothèse qu’une certaine forme de gouvernement puisse assurer la liberté et le bonheur sans aucune vertu dans le peuple est une idée chimérique. » James Madison
Si on compare les présupposés philosophiques qui fondent la république américaine avec les présupposés philosophiques du gaullisme qui fonde notre Vème République, on peut conclure que leur « séparation des pouvoirs est fondée sur une vision très sombre du comportement humain », tandis que la notre n’existe pour ainsi dire pas.
Les Américains pour construire leur république anticipent les principaux obstacles qui menaceront inéluctablement leur modèle politique. D’ailleurs votre citation le montre bien, car Madison ne réfute qu’en partie ce qui semble une idée répandue puisqu’il se donne la peine d’y répondre. Ils partent du principe que pour éviter la tyrannie il faut construire un système qui enraye les abus de pouvoir. Les Américains vivent depuis plus de 200 ans sous la même constitution – certes amendée – parce qu’elle supporte le politicien ordinaire qui est une ordure prédatrice.
La Vème République au contraire se bâtit sur un abus de pouvoir, sur un coup d’Etat et le retour d’un « homme providentiel », qui veut cumuler tous les leviers de pouvoir pour chasser la chienlit. La Vème République est un régime construit pour des hommes qui devraient être extraordinaires de vertu. La séparation des pouvoirs y est pour ainsi dire absente.
Je ne sais pas si Robert Kaplan comparait la 5ème République à la Constitution des Etats-Unis mais je maintiens qu’il est faux de dire que les constituants de Philadelphie avaient « la vision la plus désespérée » de la vie humaine. Ils avaient plutôt une appréciation raisonnable des défauts et des qualités de l’être humain. Les hommes ne sont pas des anges, comme le dit le Fédéraliste, et c’est pour cela que le gouvernement et la séparation des pouvoirs sont nécessaires, mais ils ne sont pas non plus des démons, sans quoi le gouvernement ne serait pas possible.
Il me semblerait plus exact de dire qu’ils avaient une conception élististe de la politique (bien que ce soit un anachronisme d’employer ce terme).
« le but de toute Constitution politique est, ou doit être, tout d’abord de choisir pour gouvernants les hommes qui ont le plus de sagesse pour discerner, et le plus de vertu pour poursuivre le bien commun de la société; puis ensuite de prendre les précautions les plus efficaces pour garder leur vertu, tant qu’ils continuent à exercer leurs fonctions publiques » Le Fédéraliste N°57
Sinon nous sommes d’accord sur le fait que la Constitution américaine essaye autant qu’il est possible de prévenir les abus de pouvoir, et qu’elle est bien meilleure que la Constitution de la 5ème République (même si je serais moins sévère que vous).
Aujourd’hui, l’oppression est essentiellement mentale. C’est par l’utilitarisme des sciences psychologiques, sociales et comportementales que l’on parasite n’importe quel type d’institution. Cet utilitarisme est la base même de l’industrie des relations publiques. Désormais, les institutions politiques d’un pays n’ont plus qu’un rôle de limitation du soft power et c’est par le binôme propagande & désinformation que l’on dirige non plus ce qu’on appelait des peuples, mais des « groupes de foules ». C’est l’ère de la domestication des masses par l’empire du bien depuis 1917 (les premières armes convaincantes de la communication moderne furent celles de la commission Creel).