Entretiens avec Ernst Jünger

Entretiens avec Ernst Jünger par Julien Hervier, Edition Arcades Gallimard

Notre siècle a été fertile en retournements : quand la vie d’un homme présente une unité, cela tient à son caractère. Il arrive que l’on soit jeté dans les situations les plus diverses. Mais quant à ce que l’on pourrait appeler la mélodie de la vie, elle est là depuis le début ; et jusqu’à ce que le vaisseau sombre, comme sur le Titanic, on continue à la jouer, on répète inlassablement la mélodie. C’est peut-être vrai de chaque existence, mais toutes les mélodies ne sont pas charmantes.

p. 15

Je ne suis devenu nationaliste que sous l’influence de la France, et en particulier grâce à la lecture de Barrès, tout de suite après la Première Guerre mondiale ; Barrès m’a vraiment enthousiasmé. C’est lui qui a dit : « Je ne suis pas national, je suis nationaliste » ; je l’ai immédiatement pris à mon compte.

Ibid., p. 23

J. H. – Comment avez-vous trouvé ce titre d’Orages d’acier ?

E. J. – J’avais d’abord pensé intitulé l’œuvre Le Rouge et le Gris, car dès avant la guerre j’avais lu avec un grand enthousiasme Le Rouge et le Noir de Stendhal. Peut-être aurais-je dû garder ce titre, car ce furent effectivement les couleurs de cette guerre qui ignora les uniformes rutilants. Mais je lisais à cette époque les Islandais, et je tombai dans un poème sur ce thème d’ « orages d’acier » qui me plut beaucoup. Je suis aujourd’hui d’un avis un peu différent.

Ibid., p. 26

J. H. – Vous avez écrit qu’il était particulièrement difficile de venir en aide aux juifs.

E. J. – C’était d’une extrême difficulté, comme l’a montré le cas du brave pharmacien de la rue Lapérouse, toujours si serviable et complaisant et pour qui nous avions tous de la sympathie. Vous alliez exposer cela aux gens de la Gestapo et ils vous répondaient : « Vous connaissez pourtant les juifs, vous nous parlez d’un cas particulier en oubliant tout le contexte, l’aspect scientifique de la question – un marxiste vous en dirait tout autant -, vous sortez du schéma d’ensemble, de la perspective générale, sinon vous ne viendriez pas nous importuner avec ce genre de cas individuel. Nous pourrions évidemment le laisser filer, mais ce serait en totale contradiction avec la règle. » Voilà ce qu’on nous répondait. Comme le dirait un marxiste à propos de l’Afghanistan : « Vous n’avez pas étudié le problème. Même si cela peut paraître fâcheux dans tel ou tel cas particulier, cela s’intégre dans la ligne générale. »

Ibid., p. 32

Eros est l’une des plus grandes puissances fondamentales. Aphrodite et Dionysos : voilà les deux forces qui sont encore prises au sérieux aujourd’hui. On célèbre encore Dionysos dans le moindre bistrot. L’irruption de Dionysos a dû être quelque chose de monstrueux, l’irruption du vin dans le monde grec, l’Asie Mineure, avec ses prodigieux cortèges. Entre-temps, le vin a été domestiqué, mais à l’époque, le vin a dû avoir une influence semblable à celle qu’exercent aujourd’hui, mais à un degré moindre, le LSD et les drogues du même genre : à savoir l’instauration d’une liaison immédiate avec des puissances divines. Quand on lit des textes sur les scènes orgiaques, les femmes qui dansaient avec des têtes coupées, on est contraint d’avouer que le phénomène a dû présenter un danger extrême, jusqu’à ce qu’il soit maîtrisé et que le vin prenne une valeur sacramentelle. Le rapport au cultuel est d’ailleurs tout à fait approprié aux drogues, au peyotl, etc.

Ibid., p. 55

Pendant la Première Guerre mondiale, j’étais encore absolument athée. Je me souviens qu’un jour je me trouvais devant une tranchée qui subissait un feu nourri. Il fallait que je la traverse, et j’ai alors pensé qu’une prière aurait été de circonstance. Mais je me suis dit : « Non, si je ne me suis pas soucié du bon Dieu quand tout allait bien, ce serait mesquin de réclamer maintenant ses services ! »

Ibid., p. 59

Je m’y étais lancé [la zoologie] sous l’influence des anciens botanistes et zoologistes, et je m’attendais à récolter une grande plénitude d’images, mais au lieu de cela, j’ai été submergé par les nombres et les chiffres. Par exemple, si je considère l’ornithologie, la science qui se consacre aux oiseaux, les anciens savants, comme le père d’Alfred Brehm ou Naumann, se distinguaient par la plénitude de leur vision. Aujourd’hui, on vous propose à la place une quantité terrifiante de chiffres, une mise du monde en chiffres, qui tend de plus en plus à mesurer jusqu’au millimètre près. Les gens utilisent des appareils pour épier le chant des oiseaux, avec cette manie que nous avons aujourd’hui de toujours recourir à des machines pour nous venir en aide; et ils mesurent au micron près les phénomènes et les masses. Leur activité se perd de plus en plus dans le détail et sombre en fait dans un ennui de plus en plus noir.

Ibid., p. 63

Pour moi, un peuple est infiniment plus développé lorsqu’il respecte les coutumes tribales qui lui sont propres. Or on veut les arracher à un Nomos qui leur convenait pour leur en imposer un autre, dont nous commençons précisément à souffrir.

Ibid., p. 67

Et sub specie aeternitatis, il arrivera un jour où même Homère ne sera plus connu de personne.

Ibid., p. 69

En outre, au début de 1945, cette maison [celle du Grand Forestier de la famille Stauffenberg] a servi de résidence aux membres du gouvernement français qui y étaient internés, ou logés si l’on préfère. Vous connaissez sans doute le roman de Céline, D’un Château l’autre. Le maréchal Pétain était installé à Sigmaringen et M. Laval habitait ici. Il posait aux paysans des questions sur l’agriculture, et ceux-ci s’en souviennent encore. Je n’ai pas besoin de vous le dire, mais entre nous, Laval a rendu de grands services aux Français. Sans lui, Hitler se serait déchaîné sur votre pays avec une extrême cruauté. Dans certains cas, il faut que quelqu’un reste là, pour éviter que tout ne parte en flammes et en fumée.

Ibid., p. 74

Si je veux mener la vie d’un César, je dois aussi accepter de périr comme Vitellius, traîné dans le Tibre avec un crochet. Les réminiscences sont très fortes dans le cas de Mussolini, et en particulier le fait que ses bourreaux étaient ceux qui l’avaient acclamé la veille.

Ibid., p. 79

J. H. – Y avait-il chez vous un rapport conscient entre Le Travailleur et la situation de l’Union soviétique en 1934 ?

E. J. – En 1934, bien sûr, mais aussi depuis 1917. Par exemple le plan, l’idée du plan m’a beaucoup intéressé. Je me suis dit alors : certes, ils n’ont pas de constitution, mais ils ont un plan. C’est peut-être une excellente chose. L’influence qui s’est exercée sur moi a été purement pragmatique. J’aï toujours eu un certain sens des phénomènes politiques, des Etats, des sociétés, des communautés religieuses, dans la mesure où le facteur d’ordre me touche. Par exemple, j’ai lu très à fond les vingt-deux tomes de Saint-Simon. […]

Ibid., p. 86

J. H. – A l’époque où vous rédigiez Le Travailleur, vous étiez très lié avec Ernst Niekisch, représentant majeur du « national-bolchevisme », qui paya cher sa résistance à Hitler.

E. J. – Je le connaissais effectivement très bien, mais c’était surtout mon frère qui était son ami. Niekisch était alors un peu dans la situation où se trouvent aujourd’hui les « verts ». Il était tout à fait sur la bonne voie et, si je puis m’exprimer ainsi, il aurait été capable d’infléchir l’évolution vers la gauche : et cela aurait entraîné un consensus beaucoup plus fort, en particulier à l’est. En comparaison de lui, Hitler a fait du travail au rabais, et c’est ce qui lui a valu cette monstrueuse popularité.

Ibid., p. 87

Mais il y a déjà des attirances et des répulsions physiognonomiques. Dès le début, la physionomie de Hitler m’a paru équivoque.

Ibid., p. 88

Goebbels lui-même était aussi un homme d’instinct, mais, si je puis dire, à un niveau inférieur. En 1945, donc juste avant l’effondrement complet du national-socialisme, comme je devais fêter mes cinquantes ans le 29 mars, il a interdit dans une de ses dernières allocutions à la presse de marquer mon anniversaire, et surtout de le mentionner dans les journaux. Apparemment il s’imaginait ainsi me nuire. S’il avait, comme on dit, fait tout un battage autour de moi, il m’aurait rendu un bien plus mauvais service. Mais les gens sont incapables de faire intervenir leur propre mort dans leurs calculs.

Ibid., p. 89

J. H. – Vous vous êtes déjà référé à plusieurs reprises à la position de l’anarque, qui joue également un grand rôle dans votre roman Eumeswil. Comment la définiriez-vous ?

E. J. – La meilleure définition passe encore par son rapport à l’anarchiste. Comme je vous le disais, l’anarchiste, contrairement au terroriste, est un homme qui pour l’essentiel a des intentions. Comme les révolutionnaires russes de l’époque tsariste, il veut par exemple dynamiter les monarques. Mais la plupart du temps, le coup revient sur lui au lieu de le servir, si bien qu’il finit souvent sous la hache du bourreau ou en vient à se suicider. Il arrive même, ce qui est nettement plus désagréable, que le terroriste qui s’en est tiré continue à vivre dans ses souvenirs ; éventuellement, il les fait même mettre en vitrine. Il est comme un homme qui a perdu ses dents.

L’anarque n’a pas de telles intentions. Il est beaucoup plus affermi en lui-même. L’état d’anarque est en fait l’état que chaque homme porte en lui. Il incarne plutôt le point de vue de Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété, c’est-à-dire qu’il est l’unique. Stirner dit : « Rien ne l’emporte sur moi. L’anarque, en fait, c’est l’homme naturel. Il n’est corrigé que par les résistances auxquelles il se heurte quand il souhaite étendre sa volonté plus loin que les circonstances générales ne le permettent. Dans son ambition de se réaliser, il rencontre forcément certaines limites ; mais si elles n’existaient pas, il aurait une expansion indéfinie; c’est, par exemple, le destin des Césars, ou encore de l’enfant qui fait ce qu’il lui plaît. Il faut donc lui imposer des barrières.

L’anarque peut revêtir tous les déguisements. Il reste en n’importe quel endroit où il se trouve bien, mais si cela ne lui convient plus, il s’en va. Il peut, par exemple, travailler tranquillement derrière un guichet ou dans un bureau. Mais quand il le quitte le soir, il joue un tout autre rôle. Persuadé de sa propre indépendance intérieure, il peut même montrer une certaine bienveillance à l’égard du pouvoir en place. Il est comme Stirner, c’est un homme qui, à l’occasion, peut faire partie d’un groupe, entrer dans des liens de communauté avec une chose concrète; fort peu avec des idées. L’anarchiste est souvent idéaliste; lui, au contraire, est pragmatique. Il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques. C’est en ce sens que je définis la position de l’anarque comme une attitude tout à fait naturelle. En premier lieu il y a l’homme, et son environnement vient ensuite. Telle est la position que je préfère actuellement.

Ibid., p. 100

La différence entre l’anarchiste et l’anarque tient aussi au fait que l’anarchiste a besoin de la société, puisqu’il veut l’améliorer, ce que l’anarque ne cherche pas à faire.

Ibid., p. 102

Pour info, il existe un film tourné par un Argentin du nom de Cozarinski qui s’appuie sur le journal de la Seconde Guerre mondiale de Jünger, La Guerre d’un seul homme. Il est connu en Angleterre sous le titre de One Man’s War, et en Allemagne sous celui de Der Krieg des Einzelnen.

L’homme des muses doit placer au centre sa peinture, sa poésie, sa sculpture, et le reste est ridicule. C’est pourquoi je ne saurais critiquer un créateur qui bénéficierait des faveurs d’un tyran. […] L’artiste est avant tout responsable devant son oeuvre et non devant telle ou telle orientation politique. C’est pour lui une nécessité d’être égoïste.

Ibid., p. 105

Qu’est-ce en fait que la démocratie? Partout on prétend à la démocratie, y compris dans des pays où il n’en est pas question le moins du monde dans les faits. C’est un peu la même chose qu’avec la vérité. La vérité est hautement prisée en tous lieux : mais où se rencontre-t-elle réellement ?

Ibid., p. 111

Je fus invité avec ma femme à l’Elysée pour le petit déjeuner. Le dialogue s’est facilement engagé. M. Mitterrand est un homme qui a une culture historique et c’est un littéraire. Je lui ai dit que j’avais parfois le sentiment d’avoir atterri dans le mauvais siècle et pas dans le bon pays, que j’avais peut-être même atterri sur la mauvaise planète. Il m’a dit alors : « Au temps de Napoléon, vous seriez sans doute devenu maréchal ! »

Ibid., p. 123

On peut se demander pourquoi les Allemands sont si embarrassés devant Léon Bloy. Je peux dire que je suis allemand et protestant; mais cet homme possède un accès à la spiritualité qui me fascine. C’est comme une tour, en bas il y a de la boue, mais au sommet tout devient parlant. Je ne l’estime donc qu’au-dessus de la ceinture.

Ibid., p. 125

J. H. – Mais pendant la guerre, vous avez également rencontré à Paris des écrivains collaborateurs, dont certains vous ont paru dignes d’estime, comme Drieu la Rochelle, par exemple ?

E. J. – Tous ses amis le considéraient comme un homme d’une extrême honnêteté. J’ai été très affligé qu’il se soit suicidé dans un moment de désespoir. Chardonne, et bien d’autres, s’en-sont mieux tirés et ont survécu sans problème. Récemment, de jeunes Français m’ont dit qu’ils admiraient beaucoup Chardonne et je leur ai répondu que je ne le connaissais pas; et puis j’ai consulté mes archives et j’ai constaté qu’elles contenaient des lettres de lui. Il paraît même qu’il a écrit sur moi un livre non publié. Mais pour en revenir à Drieu, sa mort m’a fait vraiment de la peine. C’était un homme qui avait beaucoup souffert. Il y a ainsi des gens qui éprouvent de l’amitié pour une certaine nation, comme il est arrivé à beaucoup de Français qui en éprouvaient pour nous, et à qui cela n’a pas porté chance.

Ibid., p. 127

Avec Céline, j’ai eu des difficultés dont je en suis pas responsable. A l’ambassade d’Allemagne, en présence d’Epting et d’Abetz, Céline s’est exprimé de manière très odieuse sur les mesures que les Allemands auraient dû prendre à Paris, disant que nous étions beaucoup trop indulgents. Comme je n’aime pas écrire du mal des survivants, j’avais codé son nom en l’appelant Merline dans mon journal. Mais je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé soit du fait d’un typographe au moment de l’impression, soit par une manceuvre de ses ennemis, son nom a été rétabli. […] C’est devenu un classique qu’on édite dans la Pléiade, alors que d’autres ont été exécutés, comme Brasillach que j’avais rencontré un certain nombre de fois à l’ambassade où l’amenaient ses fonctions, ses activités. Je viens de consulter ici une relation du procès de Brasillach. C’est assez écoeurant de voir comment le président lui disait : « Oui, vous êtes allé à Weimar avec d’autres écrivains. Ne saviez-vous pas qu’au même moment telle ou telle chose se passait tout près de vous ?… » Et on l’a condamné à mort. C’est terrible, mais c’est un phénomène qui se reproduit à toutes les époques, en 1789 on pendait les gens à la lanterne.

Ibid., p. 128

J. H. – L’écrivain tchèque Milan Kundera disait à peu près dans une interview récente : « Paris est encore une capitale, mais la capitale d’un monde qui se meurt. »

E. J. – Hier, je suis resté assez longtemps au Dôme avec Cioran qui me disait avec son pessimisme habituel que Paris avait terriblement perdu de son ancien charme français.

Ibid., p. 130

Il y a même des situations où une certaine corruption assure le bon fonctionnement des choses : une machine qui tourne sans huile s’use beaucoup plus vite.

Ibid., p. 134

J. H. – La partition de l’Allemagne nous a entraînés bien loin de l’ « Etat universel » dont vous rêviez naguère. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

E. J. – J’ai également écrit jadis une utopie sur la paix. L’idée est exactement celle de l’Europe unie d’aujourd’hui. Mais vous voyez où on en est actuellement à Bruxelles et à Strasbourg; on s’y dispute sur le beurre, le lait, les oeufs ou les pommes de terre, mais il n’est jamais question de gouvernement commun ou de suppression des frontières. C’est absurde : des pays qu’on peut survoler en moins de cinq minutes veulent toujours garder leurs frontières ? C’est primitif et même réactionnaire; et dans cette mesure, je suis déçu. Quel est l’avenir de l’Etat universel si une poignée d’Européens n’arrivent même pas à s’entendre ? Tout est planétaire, le télégraphe comme les liaisons aériennes, mais nous n’avons pas encore d’ordre planétaire. C’est exactement le problème d’Aladin qui n’est pas une pure fiction. Il semble que l’on recule de plus en plus au lieu d’avancer. C’est un phénomène général : les pensées vont d’une autre allure que les événements réels. Déjà Kant avait écrit sur la paix universelle, mais nous en sommes tout aussi éloignés qu’autrefois.

Ibid., p. 148

J. H. – Vous pensez aussi que les régions vont prendre plus d’importance. Vous savez combien cela serait difficile en France, étant donné l’importance de la centralisation parisienne. Vous connaissez également le problème que pose aujourd’hui la Corse, où vous avez d’ailleurs plusieurs fois séjourné.

E. J. – Si jamais l’Etat universel doit se réaliser, ou du moins cette étape préliminaire que serait la constitution d’une Europe unie, les nations, telles qu’elles se sont formées après 1789, devront se résorber petit à petit; à savoir les patries (Vaterländer). Par contre les régions, la Normandie, le Cher, Marseille, etc., ce que j’appelle les Mutterländer, prendront une importance bien plus grande. Le centralisme perdra sur ce plan et sera reporté sur des ensembles tout à fait énormes. Mais existe-t-il en français une traduction du mot patrie (Heimat) ?

NB : Respectivement « pays du père », « pays de la mère », et Heimat qui renvoie à la notion de chez-soi.

Ibid., p. 149

J. H. – Que pensez-vous du mouvement pacifiste en Allemagne ?

E. J. – C’est une question de mode. Qui ne veut la paix ? Mais dès que surgit un problème politique, le bellicisme renaît aussitôt. C’est paradoxal. Mais ce n’est pas mon affaire.

Ibid., p. 150

Le fait que le poids du monde repose aujourd’hui sur les épaules de deux partenaires entraîne nécessairement une sorte de mouvement d’équilibre dans les armement : l’un s’arme, l’autre doit en tenir compte et il s’arme aussi. C’est comme une balance qu’on ne cesse de charger sur ses deux plateaux, et on court le danger que le fléau ne finisse par casser. A la place où vous vous trouvez, Moravia était assis il y a quelques mois, et il a voulu me poser des questions sur la bombe atomique. J’ai seulement pu lui répondre que je tenais plutôt pour funeste ce qu’on appelle l’équilibre des forces. Je suis d’avis que tout devrait être placé dans une seule main. Laquelle? En soi, ce m’est indifférent, l’Est ou l’Ouest; il n’y aurait d’ailleurs plus ni d’Est ni d’Ouest. On pourrait alors songer à administrer raisonnablement et à mettre en valeur économiquement ces forces monstrueuses dont nous disposons. Il faudrait y réfléchir. Au lieu de cela, on accumule toujours plus de matière explosive. Les Américains ont peut-être manqué l’occasion. Ils ont eu le monopole à un moment donné; ils auraient pu consolider ce monopole et le remettre à une sorte de comité mondial. Notre situation actuelle serait alors toute différente. […] La seule solution, c’est l’Etat universel. Techniquement, il est déjà réalisé, mais la politique suit l’évolution technique en claudiquant.

Ibid., p. 151


12 réflexions sur « Entretiens avec Ernst Jünger »

  1. Saku

    Comment interprétez-vous cela ?
    c’est l’Etat universel. Techniquement, il est déjà réalisé

    L’ONU ? Le FMI ? je ne vois correspondant à une réalisation technique, à un embryon d’état universel. Les deux administration citées sont des tentatives ratées. L’UE a plutôt tendance a péricliter car confirmer la tendance des grands ensembles.

  2. Vae Victis Auteur de l’article

    Peut-être ne faut-il pas imaginer un Etat centralisé, jacobin, sur le modèle français, mais penser en termes de mondialisation. On voit poindre des structure étatiques remplissant des rôles autrefois dévolus aux Etats. ONU, FMI, OMC, cours internationales, des zones économiques unifiées. La mondialisation conduit à une plus grande insertion des Etats dans le jeu mondial, avec de nouvelles organisations qui se créent pour l’organiser.

  3. Didier Goux

    Un très grand merci pour ce texte, qui a enchanté mon déjeuner solitaire (mais je ne pouvais pas me connecter depuis mon ordinateur professionnel). Longue vie à ILYS, et je suis d’une sincérité bouleversante sur ce coup.

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