Eumeswil d’Ernst Jünger
« Je m’appelle Manuel Venator ; je suis de service la nuit, comme steward à la casbah d’Eumeswil. »
Manuel, Martin, Manuelo… autant de prénoms que lui donne le tyran d’Eumeswil : le Condor ; mélomane qui coordonne les sonorités à son humeur et aux occasions. Jadis, c’est un coup de force qui lui a permis de prendre le pouvoir dans cet État vassal d’Eumeswil. Une marche sur la capitale à la tête de ses troupes, alors qu’il avait la flotte sous son commandement. La casbah en est l’acropole, le palais fortifié, d’où le dictateur dirige le pays, avec à son service le Domo ; homme de confiance qui veille à la sécurité intérieure de la principauté. Suffisamment à l’abri pour se prémunir des agitations de la ville basse, de la foule versatile, toujours sujette à la révolte.
A Eumeswil le pouvoir du Condor a succédé à celui des Tribuns. Pour un anarque la différence est plus subtile que fondamentale. Le crédo de l’anarque est la liberté. Elle n’est pas dépendante d’une époque, d’un lieu, ou d’un régime politique, elle est sa propriété. Il n’ambitionne pas de changer le monde, d’améliorer la société, d’octroyer de force cette liberté à tous. Sa liberté est intérieure, c’est une philosophie de vie, presque une ascèse. C’est dans son rapport à l’anarchiste que la définition de l’anarque se laisse le plus facilement saisir. L’anarque au contraire de l’anarchiste n’est pas l’ennemi de l’autorité, il se l’approprie. Il ne désire pas détruire la société, il s’y insère, tout en la tenant à distance.
« L’anarque peut revêtir tous les déguisements. Il reste en n’importe quel endroit où il se trouve bien, mais si cela ne lui convient plus, il s’en va. Il peut, par exemple, travailler tranquillement derrière un guichet ou dans un bureau. Mais quand il le quitte le soir, il joue un tout autre rôle. Persuadé de sa propre indépendance intérieure, il peut même montrer une certaine bienveillance à l’égard du pouvoir en place. Il est comme Stirner, c’est un homme qui, à l’occasion, peut faire partie d’un groupe, entrer dans des liens de communauté avec une chose concrète; fort peu avec des idées. L’anarchiste est souvent idéaliste; lui, au contraire, est pragmatique. Il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques. C’est en ce sens que je définis la position de l’anarque comme une attitude tout à fait naturelle. En premier lieu il y a l’homme, et son environnement vient ensuite. Telle est la position que je préfère actuellement. » – Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger
« Anarchique, chacun l’est : c’est justement ce qu’il y a de normal. Toutefois, dès son premier jour, son père et sa mère, l’Etat et la société lui trace des limites. Ce sont là des rognements, des mises en perce de l’énergie innée auxquels nul n’échappe. Il faut bien s’y résigner. Pourtant, le principe d’anarchie reste au fond, mystère dont le plus souvent son détenteur n’a pas la moindre idée. Il peut jaillir de lui sous forme de lave, peut le détruire ou le libérer.
Il s’agit ici de marquer les différences : l’amour est anarchique, le mariage non. Le guerrier est anarchique, le soldat non. L’homicide est anarchique, mais non l’assassinat. Le Christ est anarchique, Saint-Paul ne l’est pas. Comme cependant l’anarchie est la normale, elle existe aussi en Saint-Paul et explose parfois violemment en lui. Ce ne sont pas là des antithèses mais des degrés. L’histoire mondiale est mue par l’anarchie. En un mot : l’homme libre est anarchique, l’anarchiste ne l’est pas.
L’anarchiste vit dans la dépendance – d’abord de sa volonté confuse, et secondement du pouvoir. Il s’attache au puissant comme son ombre ; le souverain, en sa présence, est toujours sur ses gardes […] L’anarchiste est un partenaire du monarque qu’il rêve de détruire. En frappant la personne, il affermit l’ordre de la succession. Le suffixe » isme » a une acception restrictive : il accentue le vouloir aux dépens de la substance […] La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’Anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque, mais son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque, mais son pendant.
Le monarque veut régner sur une foule de gens, et même sur tous ; l’Anarque sur lui-même, et lui seul. Ce qui lui procure une attitude objective, voire sceptique envers le pouvoir, dont il laisse défiler devant lui les figures – intangibles, assurément, mais non sans émotion intime, non sans passion historique. Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins ; s’il a de la grandeur, il accède impartialement, de ce fond de son être, à la dignité d’arbitre. »
Le Condor n’est pas libéral, c’est ce qui le distingue des démocrates vaincus ; eux s’appuient sur des idées, lui sur les faits. « A chacun ce qui lui revient »… la maxime prussienne, est chez nous, largement interprétée. Le Domo disait : « Ce qu’on pratique au lit, ou même dans son écurie, c’est l’affaire de chacun ; nous ne nous en mêlons pas. Bien manger, bien boire, bien foutre… si nous y ajoutons notre bénédiction, nous déchargeons la police et les tribunaux d’une tâche écrasante. Nous n’avons plus alors, mis à part les crimes grossiers et les coups de folie, qu’à nous occuper des maniaques du bonheur universel, qui sont plus dangereux encore. Nos gens d’Eumeswil ne veulent pas vivre mieux dans quelque avenir indéfini, ils veulent bien vivre, dès maintenant. Ils ne veulent pas qu’on fasse tinter la monnaie à leurs oreilles, ils voudraient bien l’avoir en poche. Un tiens, pour eux vaut mieux que deux tu l’auras. Nous pouvons même leur offrir la poule au pot. » « A Eumeswil, d’une manière générale, on est tolérant par principe ; il y a toute une foule de choses qui ne sont pas permises, mais sans être interdites, et avec elles une zone de pénombre, en marge de la légalité, qui s’harmonise à l’atmosphère rêveuse d’une taverne. » Il en est ainsi du trafic d’opium, de l’avortement, de la pédérastie ou des jeux de hasard. « Tout le monde ou presque le fait, tout le monde est au courant, et même on en tire gloire. On ferme les yeux. »
Dans sa pratique du pouvoir le Condor, tout tyran qu’il est, se promène, discrètement accompagné, au marché et sur le port, comme parmi ses semblables ; il a un mot gentil pour chacun. Dictateur habile et esthète, il tient du César sud-américain. Un brin populiste mais plus encore populaire. Comme Pinochet il dispose des choses terre à terre et laisse l’économie à d’autres, c’est la marque du militaire. Il a retenu de Machiavel que de bons soldats et de bonnes lois sont le fondement de l’Etat. Pour le surplus, il compte sur les jeux de l’arène, la télévision et divers spectacles plus distrayants que la politique. Et surtout maintenant on paye en or, là où du temps des tribuns on se contentait de papier. La différence est significative, l’or en plus de l’avidité que sa beauté suscite a une valeur intrinsèque, alors que le papier-monnaie n’a qu’une valeur d’usage ; c’est une abstraction liée au régime.
Mais même le meilleur gouvernement a son opposition, qui grossit à mesure qu’il mécontente les corporatismes ; l’usure du pouvoir fait le reste. C’est pourquoi il convient de prendre ses précautions. Chaque type de danger à été analysé, de l’insurrection populaire à la révolution de palais. Tout une batterie de tests sert à débusquer les esprits instables, tortueux, contestataires, ou encore au dévouement inconditionnel (qui ne sont pas les moins dangereux), qui ont vocation à servir à la casbah. Ils sont seuls habilités à pénétrer dans la zone interdite, où sont interdites les femmes, qui ont la conspiration dans le sang. Des miroirs surveillent les angles morts, des dogues et des sentinelles veillent. Chacun connaît son poste en cas d’alerte ; les phonophores crépiteraient, on se saisirait d’un fusil et de son équipement, et les évènements suivraient leur cours…
Tous les matins le Domo fait son rapport au Condor sur les évènements de la nuit. Il aime à dire que la meilleure police est celle dont on parle le moins. Si l’opposition se fait trop ostensible, le Domo peut à tout moment faire surgir sur le port ou les marchés une masse à la force brutale ; pas un uniforme en vue, pas même un partisan notoire ; la manifestation populaire fait front à l’émeute. On condamne à mort, mais rarement, pour la forme, pas plus d’une à deux fois par an. Plus généralement on pratique le bannissement, sur des ilots abandonnées au milieu de l’océan, où les prisonniers s’organisent entre-eux. Ce sont des « Waldgänger », selon le mot qui désigne le proscrit islandais du Haut Moyen Age scandinave.
A Eumeswil l’opposition est surtout incarnée par les libéraux, les anciens maîtres de la ville, qui se réunissent dans les caves pour murmurer. Ainsi que par ceux qui se nomment eux-mêmes Les Amis du peuple et quelques groupes d’anarchistes tenus en laisse. Leur organe de presse est le Roitelet, il est toléré, comme une soupape de sécurité. Ses idées se distillent dans le corps social comme autant de ferments de décomposition, comme le levain dans le pain. C’est la mouche du coche avec qui s’engage un funeste ballet.
L’Etat universel déjà réalisé, s’est disloqué en un archipel de cité-États et d’empires. Eumeswil est sous la protection du Khan jaune qui y mène parfois des chasses. L’héritage de cette époque technologique se trouve dans les catacombes, son plus important vestige : le Luminar. Encyclopédie informatique, qui contient tout le savoir historique accumulé par les hommes. Venator, qui le jour mène ses recherches à l’Institut est l’un des privilégiés à avoir accès à cette masse de connaissances. Ses travaux l’amènent comme à la casbah, à étudier les cycles historiques, dont il traque les figures pérennes, les archétypes de personnages ou d’événements. Les peuples nomades et barbares n’ont d’intérêt que quand ils entrent en conflit avec la civilisation ; une cicatrice subsiste dans l’histoire mondiale. C’est l’un des traits appréciables de son travail de steward, au bar de nuit l’histoire s’écrit devant ses yeux. Autant de prétextes à des réflexions sur le travail de l’historien : « Les souffrances de l’historien et sa métamorphose en anarque viennent de ce qu’il conçoit que la charogne ne peut être enlevée, et que des essaims toujours nouveaux de vautours et de mouchent y trouvent leur régal… donc, en gros, de l’imperfection du monde et du soupçon, que dès ses débuts, il devait y avoir un défaut de construction. Politiquement, se succèdent des systèmes dont l’un dévore l’autre. Ils vivent de l’espoir, toujours hérité, toujours déçu, qui jamais ne s’éteint tout à fait. »
Le recours aux forêts, thème central, c’est la porte de sortie que se ménage l’anarque. Le refuge qu’il prend soin de dénicher, d’aménager à ses besoins, avant que la situation ne l’exige. C’est une sécurité, sa paix de l’esprit. Ce qui lui permettra, le moment venu, de se mettre au vert quelques temps, avant que l’atmosphère ne redevienne respirable. Tel la souris rousse qui vit à l’écart des habitations, il disparait de la circulation. L’anarque refuse bien entendu, de reconnaître la loi qui restreint sa souveraineté, mais il retarde le plus possible son passage dans l’illégalité. Il n’est pas comme le criminel qui cherche à l’enfreindre, ou le partisan qui veut la modifier, il n’est ni pour ni contre. Il modèle sur elle sa conduite par opportunisme.
Eumeswil est incontestablement une œuvre majeure du XXème siècle. On pourrait sans doute alors s’étonner du peu de reconnaissance dont elle jouit, mais c’est plus un bien qu’un mal. Ne manquerait plus qu’on en fasse un classique ; un classique des commentaires de texte que des générations de lycéens auraient pour tâche de disséquer. Un traitement apte à vous faire détester le meilleur livre.
Et puis ce n’est pas là l’esprit que lui a donné Jünger. Ce n’est pas le livre de la multitude. Lui-même le décrit comme des notes éparses déposées sur les étagères de l’Institut, que quelques historiens auront à goût d’étudier dans le futur. C’est un récit à la première personne, un roman synthétique, l’œuvre d’une vie, pleine de réflexions diverses qui s’entremêlent pour former un tout qui affecte la cohérence. Les références y sont nombreuses, de l’expression latine à la chronique viking ; jamais explicitées. C’est très agréable, un auteur qui a une si haute opinion de son lecteur. Eumeswil s’adresse à un public restreint, cultivé ; ce n’est pas plaidoyer, c’est une conversation.
Guy Debord l’exprime ainsi : « Les citations sont utiles dans les périodes d’ignorance ou de croyance obscurantistes. Les allusions, sans guillemets, à d’autres texte que l’on sait très célèbre, comme on en voit dans la poésie classique chinoise, dans Shakespeare ou dans Lautréamont, doivent être réservées aux temps plus riches en têtes capables de reconnaître la phrase antérieure, et la distance qu’a introduite sa nouvelle application. »
A peine pourrait-on reprocher à Eumeswil une fin un peu décevante, mais c’est un point de détail.
Excellent présentation. Eumeswil est une bible pour tous ceux qui tendent à être des hommes libres dans des temps de servilité générale.
Je me le garde pour mon déjeuner de demain…