Ce titre un peu laborieux parce qu’il y a deux références cinématographiques qui me viennent à l’esprit pour mentionner ici le nouveau livre publié par Emmanuel Ratier, Au Cœur du pouvoir.
La première est évidemment la scène de L’Ivresse du pouvoir, de Chabrol, où l’on voit se réunir « ceux qui tirent les ficelles », comme disait Coston. Souvenez-vous : Isabelle Huppert en Eva Joly insupportable et féministe, Berléand en Le Floch-Prigent déchu, et ces vrais détenteurs du pouvoir qui se réunissent on ne sait où, peut-être dans une vaste propriété à l’ouest de Paris, peut-être en Sologne, peut-être en Touraine. Assez près, mais assez loin, pas tant parce qu’ils craignent quelque chose que pour arriver, d’un seul coup d’œil, à tout considérer.
L’autre référence joue d’une curieuse symétrie quand on regarde cette image prise lors d’une manifestation récente contre Le Siècle :
Derrière des fenêtres donnant sur la place de la Concorde, des gens fort importants regardent l’affrontement des manifestants et des policiers. La scène, cette fois, est évidemment celle de Forces occultes où, de l’autre côté de la place, depuis des fenêtres qui sont sans doute celles du Palais-Bourbon ou d’un bâtiment annexe, les politiciens regardent avec surprise et frayeur l’émeute du 6 février 34. Sinon qu’il n’y a pas de caméra à l’intérieur de l’Automobile Club ; on en imagine d’autant mieux la scène, même si l’affrontement fut de courte durée et les manifestants embarqués aux seuls motifs de leur présence en groupe sur l’auguste trottoir et de leurs bruyantes et joyeuses interpellations à l’adresse des dîneurs.
Dans les deux cas, la comparaison s’arrête là, à une sorte de raccourci saisissant d’une scène contemporaine à une scène cinématographique plus ou moins ancienne.
Le film de Chabrol, il l’a toujours soutenu, n’avait rien de politique. Or le Siècle est bien la principale centrale de pouvoir en France, le cœur de l’oligarchie qui dirige le pays.
Le peuple qui a raté le 6 février 34 pourrait-il se retourner — ce qui reviendrait à faire une révolution sur lui-même — et se retrouver non pas à regarder le Palais-Bourbon et son ignoble jeu de faux-semblants faits pour amuser l’électeur, mais à regarder vers les salons de l’Automobile Club, où, dix fois par an, se réunit cette centrale de pouvoir regroupant l’immense majorité des financiers importants, des patrons qui comptent, de la haute-administration et la moitié environ de chaque gouvernement français depuis des décennies ? ce club qui a réussi à faire cela en secret de 1946 à ces dernières années, sans qu’aucun article de journal n’évoque jamais (à deux exceptions près je crois en un demi-siècle) ces réunions.
Il suffit de feuilleter, au hasard, quelques pages d’une liste des invités à un dîner du début 2010 récemment publiée par Cryptome pour se rendre compte du concentré de pouvoir que représente ce club.
Complotisme ? c’est bien entendu ce à quoi crie Le Siècle. Et d’évoquer, à coups d’articles de commande dans des revues universitaires ou dans la presse respectable, une nécessaire « sociabilité des élites », bien anodine, entre club de bridge et association de (beaux) quartiers.
Reste qu’il ne faut pas confondre complotisme et une histoire politique contemporaine qui refuserait de ne considérer que des abstractions sociales ou économiques pour expliquer les faits, mais considérerait aussi la place des hommes, hommes de l’État, hommes de la banque, hommes d’entreprise, du ministre à l’inspecteur des finances en passant par les associés gérants d’une des plus grandes banques d’affaire au monde ; qui soutiendra que leurs rapports ne sont d’aucun poids dans la marche des choses ? Reste aussi que ces gens se sont remarquablement organisés pour rester entre eux, sans qu’on les évoque jamais, pendant des décennies. Reste que les membres du Siècle, qui ont bien du mal à dégager une heure dans leur emploi du temps, vont, dix soirées par an, dîner avec leurs pairs, pour y manger plutôt mal au regard de leurs habitudes.
Sans doute ne verra-t-on pas le peuple se retourner vers le vrai pouvoir et bousculer les cordons de CRS par lesquels le préfet de police de Paris protège le club dont il est — lui aussi — membre. De fait, la plupart des gens auxquels on parle du Siècle, après un bref moment où ils sont ébranlés, retournent à leur éternelle servitude volontaire : « Après tout, n’est-ce pas plutôt rassurant que les puissants se rencontrent ? n’est-ce pas dans notre intérêt ? l’État ne fonctionnerait-il pas moins bien si ce n’était pas le cas ? l’État qui est là pour nous protéger et veiller sur nous ? et finalement ne vaut-il pas mieux ne pas tout savoir ? »
Justement : la lucidité et la compréhension est ce qui nous reste ; lisez l’ouvrage de Ratier, il est ce qui a été écrit de plus éclairant depuis longtemps sur le fonctionnement des élites bourgeoises de l’État français en régime républicain.
J’approuve sans réserve. La photo est particulièrement bien choisie et symbolique : des silhouettes sombres retranchées derrière les immenses fenêtre d’un palais. Sans oublier la couleur : ces gens nous regardent depuis les Enfers, à n’en pas douter. Tels des damnés, serviteurs du Démon.
Dans cette liste d’invités on trouve les noms de Schweitzer, Duhamel, Bourlanges… pas des noms à faire dresser les cheveux sur la tête, honnêtement. Mais j’ai eu un petit accès paranoïaque ce matin par rapport à ce billet en entendant dans une émission politique de France Q le dénommé Bourlanges asséner de manière sidérante au terme d’un long (très long) bavardage que la conclusion qu’il fallait tirer des crises récentes notamment au Japon, c’était, je cite, « le besoin intense de gouvernance mondiale »… La manière dont les Japonais s’en sortent prouve exactement le contraire, non?