Le susurlendemain

La nuit. Entre les tours de La Défense. Le ring. Enfin, le boulevard circulaire quoi. Les voitures ne font pas de bruit. Nul moyen de parvenir à distinguer la lumière des bureaux encore allumés de celle des phares, un même halo sans chaleur qui vous suit jusqu’à la sortie de l’autoroute. Je ne suis pas bourré pourtant. Pas de bouteille à 14.5°. Et puis c’est quoi 14.5° ? Du gros rouge. De la licence 3. Du truc pour petit étudiant justement. Ce n’est pas avec ça qu’on va faire la révol… Ah non. Rien en fait. Mais bon, quitte à rire doucement avec un cigare et un verre d’alcool de notre monde qui s’écroule, autant claquer un vrai alcool. Le genre qui fait des ronds dans le verre. Le genre où quand tu y mets un glaçon t’es au Cap Horn.

Je sors de la caisse.

CSP s’est déjà attaqué au fou et au petit jeune. Normalement, il devrait pas tarder à me rendre visite. Je dois être le prochain sur la liste. Faut que je fasse gaffe.  Que je commence à jeter des petits coups d’œil par-dessus l’épaule. C’est que je ne suis pas sûr qu’il m’aime autant que je l’aime. Il y en a qui disent que c’est le drame de ma vie. Moi ça me va bien.

Je claque la portière quand un souffle chaud traverse ma nuque.

Une femme ?

Une forte odeur d’ail.

Jérôme Leroy alors ?

Te retourne pas connard.

– D’accord.

Tu vas me suivre gentiment, ok ?

– Oh, si vous voulez, oui.

On me place un bandeau sur les yeux.  Le mec me tire un bras en arrière. Clic. Puis l’autre bras. Il y a de la fourrure sur les menottes on dirait. Ça ne fait pas trop mal. Il a de grosses mains. Ce doit être CSP en fait. Il me met une sorte de grosse boule dans la bouche, maintenue par une ceinture en cuir qui enserre le bas de mon visage.

Ma foi.

Peut-être que ce ne sera pas si horrible que ça.

Peut-être que finalement, à sa manière, il m’aime aussi. Je sais pour suivre épisodiquement son blog que ce n’est pas sa première fois avec un homme. Il saura sans doute y faire.

Je commence à être excité.

Environ vingt minutes, une voie rapide, un passage à niveau et une érection douloureuse plus tard, je me retrouve assis dans ce que j’imagine être un hangar. Je ne demandais pas l’hôtel mais bon. Il fait froid quand même. Et puis cette simple chaise, d’un bois que je devine très grossier, et sur laquelle on m’a installé… Quel manque d’imagination ! De créativité !

On me retire le bâillon.

Alors comme ça t’es cette petite tapette de Blueberry…

– Oh oui.

Il m’a échappé le oh oui. Je ne sais pas si c’est à cause de sa grosse voix virile ou alors parce que je sais qu’il vaut mieux ne pas contredire son ravisseur.

Tu sais ce que je veux petite merde infâme, raclure de fond d’égout de l’extrême-droite moisie ?

– Oui Maître.

Ah bon libéral couille molle ? Et qu’est-ce que je veux ?

– Me punir ?

Je veux l’adresse de XP. Et vite sioniste dégénéré.

– Je ne la connais pas.

Tu te fous de ma gueule l’ethnodifférencialiste puceau ?

– Peut-être… Je ne sais pas….

Tu te prends pour un dur avec ton mètre soixante et tes cinquante kilos de trouille et d’urine pourrie ?

Je commence à haleter.

– Oui ! Oui ! Je suis un très mauvais, un très méchant garçon !

Avec le bandeau, je ne suis pas sûr que mes œillades concomitantes soient visibles. Quoiqu’il en soit, il faut établir un lien de connivence avec son ravisseur, c’est la leçon numéro deux quand on est retenu en otage. Et j’aime faire les choses bien.

Écoute moi bien ducon. Je me fous de toi. T’existes pas. T’écris rien d’intéressant. T’as aucun style. T’es un zéro, une sous-merde, un souchien…

Merde. Il m’a cerné.

… Mais ton pote XP, lui, c’est un vrai salopard. Il a l’âme d’un théoricien. C’est lui qu’on veut et je te jure qu’on va lui faire sa fête.

– Vous êtes plusieurs ?

Nous sommes le CPPP. Tu sais ce que c’est le CPPP, pauvre demeuré à petite bite ?

– Vous formez une coalition avec les gars du CGB ? Vous êtes plusieurs hommes à me retenir en otage là, en ce moment, ici ?

T’auras aucune indication connard.

– Bon…

Alors maintenant tu vas commencer à causer, tu comprends, sinon les choses pourraient prendre une mauvaise tournure pour ta sale gueule putride.

– Ne comptez pas sur moi pour lâcher mes copains aussi facilement.

Tu sais ce qu’on va te faire chien de réactionnaire débile ?

– Me mettre nu ?

Non.

– Me mettre nu et me violer ?

Non.

– Me mettre nu et me violer à plusieurs ?

Non.

– Me mettre nu et me violer à plusieurs avec des objets ?

Fermes ta putain de gueule ! Ta gueule ! C’est moi qui pose les questions ici ! Tu vas me dire tout ce que tu sais sur tous les mecs d’ILYS ! Les noms. Les adresses. Je veux tout sinon tu vas t’en prendre plein la gueule ! Ta gueule de petit merdeux capitaliste !

– Je ne parlerais que sous la torture !

Silence.

Pendant de longues minutes je ne sais pas ce qui se passe. Puis je distingue deux types parler de la guerre d’Algérie, là-bas, très loin. Une sorte de débat historique. J’attrape au vol les noms de Bigeard, Aussaresses et de Le Pen. Tiens, celui de Vidal-Naquet aussi. Sûrement un comité de rédaction du CGB…

Puis les portes du hangar semblent se refermer et j’attends.

Peut-être qu’ils reviendra.

Pour moi.

Mais rien.

J’ai soif, j’ai faim. Je n’ai plus envie de ricaner sur sur le monde qui s’écroule. Au prix d’une incroyable acrobatie de fin de récit, je parviens à me dégager de la chaise et à passer mes mains devant. Je retire mon bandeau.

Puis je ronge un moment la fourrure rose des menottes avant de me rendre compte que je peux très bien m’enfuir sans ça.

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À propos Blueberry

Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballote. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu alors qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire "oui" ou "non", de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans le tas ! Cela n’a pas de nom. C’est comme la vague qui vient de s’abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe dans le groupe n’a pas de nom. C’était peut être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il n’a pas de nom. Et toi non plus, tu n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu comprends, cela ? Créon, Antigone, Jean Anouilh.

6 réflexions sur « Le susurlendemain »

  1. Cherea

    Très bon,

    « – Nous sommes le CPPP. Tu sais ce que c’est le CPPP, pauvre demeuré à petite bite ?

    – Vous formez une coalition avec les gars du CGB ? Vous êtes plusieurs hommes à me retenir en otage là, en ce moment, ici ? »

    j’ai beaucoup ri…

  2. Cherea

    « C’est quoi 14.5° ? Du gros rouge. De la licence 3. Du truc pour petit étudiant justement »

    Petit étudiant, un moment que je ne le suis plus…

    et puis les vins espagnols sont traditionnellement plus forts en degré alcoolique, et puis assez bons…vous avez des bons vins à 14.5. je t’en conseille l’expérience…

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