J’ai cinquante-sept ans.
Je ne suis pas n’importe qui, car je suis le chef du service de cancérologie de l’hôpital de Saint-Etienne… Figurez-vous que des présidents de la République nègres versaient des bakchichs au Secrétaire Général de l’Élysée pour être soigné par moi, et que Mitterrand en personne se faisait déposer en toute discrétion par hélicoptère devant ma boutique pour que j’ausculte sa prostate….Quand j’étais interne, j’ai même soigné Michel Rocard, qui s’était cassé la jambe au ski.
Je ne suis pas l’homme le plus fin de la terre, c’est le moins que l’on puisse dire, mais j’ai un excellent diagnostic, comme on pourrait dire d’un musicien génial mais con comme un âne qu’il a une oreille… Dans La recherche du temps perdu, Proust évoque d’une certaine manière mon cas en décrivant le Docteur Cottard, un imbécile qui fait des plaisanteries de garçon coiffeur dans les salons mais qui est touché par la grâce quand il s’agit de cibler l’origine d’une maladie…. En quelque sorte, Proust a pondu un roman complet et universel, tout y est, si l’on veut me passer l’expression, et le personnage du Docteur Cottard fait toucher du doigt au vrai lecteur qu’il ne sert à rien de faire faire leurs humanités à 60 millions de Français, que le génie surgit là où il veut et quand il veut, que Dieu est capricieux et que c’est une foutaise, que de faire étudier la philosophie en terminale à 80% d’une classe d’âge.
Proust, je le lis depuis que je suis en préventive à la maison d’arrêt de Varces, près de Grenoble…. Je suis accusé d’avoir tué mes deux parents et de l’avoir fait pour toucher plus tôt mon héritage….Les deux ont été retrouvés sans vie dans leur salon, assis à la place qu’ils occupaient dix-huit heures sur vingt-quatre de leur vivant, et dans la position qu’ils avaient toujours à l’heure de la sieste…. Rosetta, la femme de ménage, a pensé en les découvrant qu’ils dormaient, mais un doute lui est venu lorsque en prenant son service du lendemain, elle a vu qu’ils étaient rigoureusement à la même place et que des mouches prenaient leurs habitudes sur les lèvres de papa et de maman… Le médecin légiste a conclu à des crises cardiaques, mais mon frère aîné, un garagiste-auto de Clermont-Ferrand qui vient de prendre sa retraite n’a pas voulu en rester là…. Il a mis dans la tête des enquêteurs et des journalistes du Dauphiné Libéré que j’avais tout ce qu’il fallait dans le placard à pharmacie de mon hôpital pour empoisonner nos parents et que j’avais d’ailleurs un mobile, moi qui était selon lui couvert de dettes.
C’est vrai, en fait, que je suis couvert de dettes… Je palpais 7850 € par mois, quand j’étais dehors, mais entre la femme de ménage, le Golf, le bridge, l’école privée des gosses et la négresse en camping-car qui travaille sur la route nationale qui va de Grenoble à Valence que j’allais voir tous les vendredi soir, je tournais allègrement à 20 000 € de sorties mensuelles…. Soit-dit en passant, Papa aussi, allait voir des négresses dans leur camping-car, comme l’a révélé mon avocat à la cour… Mon frère aîné garagiste aussi, va voir des négresses dans des camping-car, et même si je n’ai aucune preuve, j’affirme que ça se voit sur sa gueule.
En fait, ce qui a vraiment convaincu le juge d’application des peines qu’il fallait me foutre en taule, ce sont les conclusions du psychiatre : ce salaud a su me faire parler, et je lui ai dit que selon mon intime conviction, le concept de lien du sang relève de la foutaise absolue, que je n’ai jamais vraiment aimé ma génitrice et que passé l’heure de son décès, j’étais habité par l’indicible sensation qu’elle nous avait quittés il y a vingt ans.
Plus je rumine dans ma cellule, et moins je l’aime, d’ailleurs, cette dame… Quand j’avais quatre ans et que papa la rouait de coups, elle souffrait, c’est entendu, mais elle l’avait cherché en amont, je vous le jure… Une femme qui crie deux heures d’affilé, c’est aussi insupportable que le bruit d’un aspirateur, et même les chats fuient le bruit des aspirateurs en dressant leurs oreilles sur leurs têtes…. En fait, ce que je reprochais à cette femme sans l’avoir réalisé de son vivant, c’est de s’être plaint jusque dans ses derniers jours d’avoir pris des coups sans évoquer une seule seconde le mal que ça m’a fait de la voir se prendre des coups, et d’avoir suggéré jusqu’au bout à ses auditeurs qu’elle avait bien du mérite, d’avoir fait un professeur de médecine en dépit du fait qu’elle avait pris des coups.
Je hais le mensonge. Pas le mensonge de circonstance ou de finesse, comme disait Marcel Pagnol, mais le mensonge suggéré, celui qui est pavé de demi-vérités, qui permet à l’égoïste ordinaire de broder une histoire selon laquelle il est un parangon de vertu.
Je détestais cette femme qui se trouvait être ma génitrice, quand elle disait en public il m’a donné bien du souci, mais j’en ai fait un grand médecin…
Oui, c’est moi qui les ai tué tous les deux. Je vais continuer à nier mordicus, ça va payer, je vais sortir dans six mois, je vais même hériter, mais nous n’avons pas fini de nous parler, elle et moi.
Magnifique texte, celui que je préfère à l’heure d’aujourd’hui. D’une grande et terrible lucidité sur une idéalisation du rôle maternel.
« le mensonge suggéré, celui qui est pavé de demi-vérités, qui permet à l’égoïste ordinaire de broder une histoire selon laquelle il est un parangon de vertu. »
La difficulté est que nous avons tous et toutes de bonnes raisons pour ne pas trop avoir conscience de notre misère morale. Flannery O’Connor dit dans l’une de ses nouvelles quelque chose de très juste :
« Jamais il ne s’était considéré comme un grand pécheur, mais il voyait maintenant que sa vraie souillure lui avait été cachée de crainte qu’il ne s’abandonne au désespoir. »
Et puis ce petit texte qui rejoint la description maternel comme « parangon de vertu » : c’est un peu long, excusez-moi :
« Thomas n’avait rien du cynique et, loin de s’opposer à la vertu, il la considérait comme le principe de tout ordre et comme la seule chose qui rende la vie supportable. Il s’accommodait aisément d’une vie que certaines qualités de sa mère -raisonnables, celles-là- parait d’agréments positifs : une maison excellemment tenue, et sa cuisine, délicieuse. Mais quand elle se laisser déborder par sa fringale de vertu, comme tel était maintenant le cas, il avait le sentiment d’être cerné par de diaboliques présences, qui n’étaient pas les créations de quelque caprice de l’imagination, chez lui ou chez sa mère, mais des êtres réels, quoique invisibles, dont on pouvait à tout moment s’attendre à ce qu’ils poussent des cris perçants et secouent les pots et les cruches. »
Moi je l’aime bien Gournier. Il y a quelque chose qui m’est invinciblement sympathique dans cet homme qui, lors de son premier procès, engueulait les experts en les traitant de fumistes et voulait obstinément rester dans le cadre étroit et intellectuel d’un rationalisme sec qui s’intéressait aux faits. Bilan 25 ans de trou, je crois.
Le fait même qu’il ait dû jouer au pauvre fils aimant en appel, y allant de l’émotion, et que ça paye, en dit long sur la justice, sur son côté théâtral, lamentablement guignolesque, à quel point tout ça, sous des prétentions à la raison, ne joue jamais que sur ce que l’humain a de plus ignoble, de plus badaud, de plus conformiste dans le sentiment et même dans sa représentation.
Il y a là quelque chose d’une démonstration très lucide de l’ignominie de toute justice, surtout populaire.
Texte très agréable… encore quelques centaines de pages dans la même veine et il ne restera plus qu’à contacter DENOEL…
Denoël? Mais pourquoi faire? Pour être « publié »? Mais je suis déjà publié, la preuve, vous venez de me lire^^
Et puis, le papier, c’est éphèmere, c’est jetable, ça se perd, ça se jette, ça jaunit, ça pourrit sur les étages supérieurs des bibliothèques. Le net, ça se conserve.
Prenez l’exemple de ce pauvre Jérôme Leroy: pas de talent, pas de vrais textes, donc pas de lecteurs sur la toile et pas non plus de lecteurs sur le papier. Avoir « trouvé un éditeur » ne lui a pas servi à grand chose et n’a pas fait de miracle:)
Eh bien XP, encore à tirer sur la même vieille ambulance (bon ok, c’est une Lada…) ?
Ah non, pas de Denoël, j’ai mille fois de plaisir à être étreint par la surprise de ce texte qui est, oh, le plus beau sorti sur Ilys depuis 1907 !
« le plus beau sorti sur Ilys depuis 1907 ! » Saperlipopette!! Restif!! Quel mythomane vous êtes!^^
Comment ? chère Crevette, ne me dites pas qu’il vous manque la première série de ce qui s’appelait alors « l’Ilysien de Paris » ! C’est là qu’un jeune grenoblois dévoré de poésie envoya pour la première fois des novelettes d’un ton étonnant d’originalité, qui devaient marquer le père Myrtille, ancien lieutenant qui s’était distingué en 70, lequel, en vieux brave qui ne connait que son devoir, ouvrit immédiatement ses colonnes au nouveau prodige. Le reste, comme on dit, est de l’ Histoire…
(Mythomane moi! incroyable. A lire cela on n’en croit point ses yeux .)
Ps Et c’est une lectrice du Maître du haut château qui me dit ça!
K’ien – Le créateur
Le jugement :
Le créateur opère une sublime réussite
favorisant par la persévérance.
L’image :
Le mouvement du ciel est puissant.
Ainsi l’homme noble se rend fort et inlassable.
Neuf à la troisième place :
L’homme noble exerce tout le jour une activité créatrice. Le soir, il est encore rempli de soucis intérieurs. Danger. Pas de blâme.
C’est SUPERBE. Je vous remercie vivement Bloutou de m’avoir remis en mémoire la sublimité du Y-King. Je sens que je vais le racheter (la grande édition jaune!)Pour l’instant, je n’ai réussi qu’à harponner qu’une version PDF de Paul Louis Felix Philastre (1837-1902). Intéressant, mais ça n’a pas la noblesse de ce que vous nous/m’avez écrit (TSOUEI)
« le roi parvient à avoir un temple en l’honneur de ses
ancêtres ; avantage à voir un grand homme »
Je me rends à pas de chat lunaire -une ombre épouse en passant le paravent de soie – au pavillon des scribes… Que votre sol ne soit que jade, avec quelle fierté vos vénérés ancêtres bloutouiens contemplent leur descendant!
Votre natte est tressée de miel et de sagesse.
Restif, vraiment je me demande ce que nous avons fait pour vous avoir par ici et vous lire… Nous, JE ne vous mérite pas!
J’étais persuadée que Bloutou avait fumé quelque substance vantée par Nebo et voilà que vous nous donnez d’un coup de clavier magique la référence de son texte…
En fait, c’est vous-même, chère Crevette, qui m’avez fait ressortir mon exemplaire du Livre des transformations (trad. Richard Wilhelm, un des rares livres que j’ai pu sauver de l’incendie de ma maison) : Restif vous dépeignait comme une lectrice du Maître du Haut-château.
@Restif : votre bénédiction m’émeut.
Brrr l’incendie…mon cauchemar.Enfin, il y a une espèce d’ironie divine à ce qu’il en réchappe « Le livre des transformations ». Mais quelle catastrophe! A 8 ans, notre maison en Normandie à manqué brûler de fort peu, il y avait des flammes jusqu’en haut des plafonds du rez-de-chaussé et dans tout le couloir. Ma mère me précipita par la fenêtre de la cuisine…Ça marque! (mon frère trouva moyen d’éteindre le foyer, c’est morale vu que c’était sa faute.Passons.)
J’espère sincèrement que vous avez pu reconstruire un home.Les livres se retrouvent, enfin en partie. C’est quand même la vie le plus précieux, banalité, mais si vraie… Vous le voyez quand vous perdez un être cher (comme le personnage d’XP. Heu, non, mauvais exemple! Époustouflante nouvelle d’ailleurs, quel monologue quand même!d’où l’on voit apparaître des silhouettes pa burinées, frère, mère, et le retournement in fine …ce vocabulaire si simple d’apparence qui nous mène au coeur même d’un être qu’on devine muré -désormais!- sur ses secrets…
Bon, la Crevette lis tant qu’elle en oublie ses classiques (et ses propres notes on the blog!!).C’est mal! Enfin « La sauterelle pèse lourd »!
http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Ma%C3%AEtre_du_Haut_Ch%C3%A2teau
Bloutou, je note votre traduction, superbe. Et je vous souhaite, par solidarité ilysienne, d’avoir désormais votre quota de catastrophe derrière vous.
Oui la crevette avait oublié d’où sortait la sauterelle!^^ Et pourtant, elle l’aime bien ce livre de K. Dick….
Chère Crevette vous allez me faire encore plus rougir qu’une …crevette à la cuisson !
A vrai dire -et sans fausse modestie- c’est moi qui ai la chance de vous avoir, car être une sorte de bibliothèque où jamais personne n’emprunte un livre, quel sort plus triste peut-on imaginer? Et si je ne partageais pas ce que j’ai glané sur mon chemin, si je n’avais pas le bonheur de croiser des passants que cela amuse, que serai-je de plus qu’une bibliothèque dont personne ne franchit jamais le seuil?
Sans vouloir prendre la
Sans vouloir prendre la pose (ce n’est pas mon genre, et surtout pas sur Ilys), je dois cependant affirmer que voir toutes mes possessions terrestres disparaître dans le brasier n’a pas été sans agrément : on se sent *vraiment* plus léger.
Du reste, il ne faut pas souhaiter que ça arrive trop souvent : vivre passe aussi par l’accumulation et celui qui quitterait la vie aussi nu qu’il y est entré n’aurait pour ainsi dire rien fait.