Winona et moi (I/II)

Bzz…Bzz…Bzz fait le gros insecte qui s’illumine à côté de moi sur le bureau alors que je surfe gentiment sur internet.

Numéro en 06 inconnu. Allo ? Il Sorpasssooooo ?! me hurle une femme manifestement hystérique à travers mon Motorola vintage, comme si une vieille connaissance estudiantine refoulée me croisait par hasard dans une rue bondée et me faisait sursauter rien qu’aux souvenirs liés aux tonalités de sa voix.

C’est la panique. J’écarte rapidement mon oreille de l’appareil, le dirige le plus loin possible en tendant le bras, j’entends encore des minuscules « allo ? allo ! » grésillants et hargneux. Ça ne me dit rien de bon. Je réfléchis à toutes vitesses. Je retiens ma respiration. Dois-je, encore une fois, interrompre le flux tendu de mon existence en répondant aux appels de l’inconnu et de l’aventure ? Résumons à une vitesse quantique : ça ne peut pas être la folle numéro 1, j’ai enregistré son numéro sous le doux nom « nepasrépondre », la givrée numéro 2 elle-celle dont je vous ai déjà parlé-, n’a heureusement jamais eu mon numéro et la cinglée numéro 3 a dû depuis longtemps se trouver une autre victime sur laquelle projeter l’image obsédante de son père qui l’ignorait avec une constance jamais démentie même et surtout lorsqu’elle ramenait ses dessins de l’école primaire au bas desquels elle avait maladroitement écrit « pour mon papa que j’aime à la folie ». OK, ça ce sont les vieux dossiers.

Dans le rayon frais, ce n’est pas non plus la voix de la serveuse masochiste croisée pendant mes vacances en Bretagne, qui mériterait un texte à elle seule, ni de la folle du cul bourrée qui faisait de l’humanitaire rencontrée à l’une des soirées d’anniversaire des trente de la copine de ….qui, déjà ? Pfouuu, on s’en fout. Ça ne peut pas être non plus une des rares filles normales de mon maigre répertoire qui aurait changé de numéro, elle n’aurait pas ce ton allumé de la fille-qui-appelle-pour-prendre-des-news-depuis-la-dernière-fois-etsinont’esmarié ? En tout cas, je ne peux pas prendre le risque. J’entends le décompte crescendo de la série 24h. Je raccroche fébrilement en manquant trois fois de rater le bon petit bouton avec mon gros pouce, comme si je désamorçais une bombe dans un film à la con. J’ai le cœur qui bat, mais j’ai au moins eut le réflexe de ne pas émettre le moindre son. Je m’améliore. Je laisse enfin l’air pénétrer mes poumons qui en ont bien besoin.

Tout cela a duré quatre secondes.

Reprenons les investigations mémorielles, parce qu’on ne va pas se laisser emmerder par des conneries pareilles, hein ?  La voix me rappelle vaguement quelqu’un. Mais c’est vieux. Dix ans au moins. Une main sur la bouche, je tapote nerveusement le coin de mon ordi de l’autre, devant google qui semble me narguer : vas-y mec ! mais tu sais ce que c’est de fouiller le passé ! et tu risques de laisser des traces, ou te t’embrouiller si jamais il t’arriveras de lui répondre ! Comment parviendras-tu à expliquer le fait que tu saches plus ou moins où elle habites, ce qu’elle fait désormais, et, et là ce sera au son de ta voix qu’elle flairera ton intérêt, si tu as intercepté une photo récente d’elle où elle apparaît sous un jour qui te laissera sur le cul devant l’énormité de la bombe sexuelle qu’elle est devenue, ou qu’elle est restée, soyons honnête à défaut d’être modeste.

Oui parce que c’est forcément une fille avec laquelle tu as couché. Le faux détachement étonné et néanmoins imperceptiblement langoureux avec lequel elle a prononcé ton prénom ne trompe pas. C’est même une fille avec laquelle tu as dû couché sur une période assez longue, le genre de période qui laisse suffisamment de souvenirs pour lui laisser imaginer qu’elle est en droit de me rappeler sans passer pour une désespérée. C’est cela aussi cette intonation de fausse surprise, comme si c’était moi qui rappelait, hein, au fond. Mais oui tout à fait c’est un hasard ! Une coïncidence presque ! Elle aurait prétexté qu’elle avait retrouvé des photos en rangeant son studio, ou qu’elle a croisé une vieille connaissance commune et puis voilà, de fait, comme ça elle téléphone, allons-y ! Soyons fous ! On n’est plus des gosses, ah ah ah, on peut s’autoriser à se donner des nouvelles réciproques sans pour autant se remémorer de manière quasi-automatique et silencieuse les acrobaties au pieu, ou ailleurs, non non non, il faudrait avoir vraiment l’esprit dérangé pour laisser des vieux stimuli pornographiques poussiéreux recouvrir cette tendre maturation de l’adulte trentenaire qui s’enquiert de ce qui a été oui, une relation certes, mais, comme toutes les relations interrompues, au fond, une amitié avant tout.

Il faut vraiment trainer une ridicule obsession masculine, touchante oui pourquoi pas, mais tellement dépassée, pour voir resurgir avec une étonnante précision la douceur de sa bouche avalante, l’odeur poivrée de son entrejambe moite, ou l’impressionnante torsion de son visage au sommet du plaisir alors qu’elle, baigne, bien que branchée sur l’immédiat présent, dans un océan d’altruisme pré-fêtes de Noël dont les limpides courants l’entrainent sur les douces côtes de la bienveillante réminiscence de ton être quasi-asexué par l’érosion des ans.

Voilà le tableau. Il n’est pas très original mais il possède l’ironie de la répétition. La bonne vieille grosse pièce, montée, le gâteau de mariage de la bouffonnerie romantique et du flicage internet, la tarte à la crème des relations périmées à payer avec intérêts. Acte deux, scène trois. Oui. Voilà. Entre l’ancien amant par l’entrée dite du monde 2.0. Il n’a rien demandé, on l’a sonné, sifflé, bipé, emailé, poké, éssemessé, il se demande un peu ce qu’il fout là au milieu de la scène, les projecteurs dans les yeux, avec son téléphone portable, ce bracelet électronique à usage des ex-maitresses en mal de rajeunissement narcissique à peu de frais, mais à ceci près qu’il veille lui à ce que le pauvre mâle forcément paumé ne s’éloigne pas trop des souvenirs envapés de ces dames plus très jeunes et pas encore mûres. On l’observe, on attend qu’il se décoince, on sait déjà qu’on va rire un peu, c’est entendu, c’est même pour ça qu’on a payé son ticket, pour ne pas être pris au dépourvu. Chacun à sa place et le monde en ressortira meilleur. Il a bien un peu l’air niais, comme ça, l’ancien petit copain,  pris au dépourvu. Il bafouille mais surtout il croit comprendre, il se hisse ! Le fou ! On le corrige, il se trompe, c’est une méprise ! Il croit qu’il tient là un rôle important, flatteur ? Quiproquo ! Gêne ! Rebuffade féminine ! Ricanements dans la salle ! On lui explique avec tendresse, c’est un petit garçon, un cousin, un frère même, l’idiot de la famille presque. Il regarde à droite à gauche, il comprend enfin ! On s’esclaffe ! Hilarité maximum ! La partie en jupons sourit tendrement. Ça jouit un peu, mais pas assez, jamais assez. On le sent tiraillé, attisé par la curiosité, sonné,  maintenant complètement hypnotisé par cette apparente sublime maitresse langoureusement étendue sur une méridienne Empire. Bien plus âgée que lui, petit bonhomme désormais. Était-ce la même qui partageait sa couche mais oui ! Et lui ? Il n’a pas grandi évidemment. Régressé même. Complètement inoffensif, s’il se voyait. Il essaye dans un sursaut de fierté de faire l’étalage de son parcours, il cherche des médailles, des titres, des batailles, des cicatrices. Un harem, pourquoi pas ? On n’entend qu’émouvantes banalités, gentilles bravades, parades puériles. Démonstration laborieuse. Liste pathétique. Il a épuisé son texte et ses recours, il s’est fait avoir comme prévu, il rend les armes, honteux, on le congédie d’un clic, d’un bip, d’un slouch, d’un plurp, d’un floung, d’un bzz. Applaudissements approbateurs, enthousiastes mais concernés, clôturant le passage obligé ; on peut s’en retourner aux tourments combien plus sérieux de la future génitrice en errance.

…à suivre…

11 réflexions sur « Winona et moi (I/II) »

  1. la crevette

    Ah! Magnifique.
    ça me fait penser à Buskowxi, cette « régression » masculine : « . Bien plus âgée que lui, petit bonhomme désormais. » Dans les « Contes de la folie ordinaire » que je ne recommande pas à tout le monde tant c’est …particulier, il y a une nouvelle, « Le petit ramoneur », qui colle assez bien avec ce texte.Le héros de l’histoire rétrécit au sens propre avec la femme qu’il aime.Il devient minuscule à la fin.Il finit par tuer son amante et se remet alors à grandir.

  2. Blueberry

    Bordel, Winona était MON fantasme d’adolescence.

    Sinon, il faut être indulgent avec les anciennes maîtresses.

    Et moins surpris. C’est du SAV. A partir d’un certain âge, à partir d’un certain nombre d’années ensemble sinon, cela fait partie du contrat. Quelques fois par an, généralement quand ça va moins bien dans leur couple ou leur solitude ou je-ne-sais-quoi, il faut démontrer devant elle non seulement qu’on ne l’a pas oubliée, mais mieux encore qu’elle vous obsède toujours. Et que vous seriez partant demain pour qu’on remette ça. Si la fille est sympa, d’ailleurs, elle vous en fera croire autant. Et vous pourrez tous les deux vous en prendre à la vie, aux routes différentes que vous avez prises et aux infinis tracas du quotidien qui vous séparent irrémédiablement. Quoiqu’il en soit, l’ex petite amie a alors ce qu’elle est venue chercher. Cela vous prends dix minutes et vous êtes tranquille pour les six prochains mois.

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