Oui, c’est moi, Véronique C. .Vous avez sûrement encore vu mon mari à la télévision, ou entendu à la radio, il vient d’écrire un livre, c’était prévisible. Je ne pouvais pas l’abandonner que ça s’appelle. Oh, comme tout le monde, vous comprenez que c’est là un constat moral, vous entendez l’antique écho de l’amour fidèle, de la fidélité à l’amour, du pardon, en somme. Je tiens, et pourtant ce n’est pas une habitude chez moi, à rectifier. S’il n’a pas pu m’abandonner, c’est bien plus par narcissisme que par compassion. Mais le narcissisme est une notion désuète, à combattre. Je parlerai donc, comme tout le monde, d’Innocence. La compassion, ou l’intimité, dans notre couple, ça n’a jamais été quelque chose d’évident. Il n’y a qu’ à revoir les vieilles photos : on ne se regardait même plus. On ne se souhaitait plus nos anniversaires et, évidemment, lorsque je rentrais de chez le coiffeur, il ne levait pas un sourcil. Pour notre mariage je portais une robe noire. C’était ma façon à moi d’annoncer la couleur. Mais, tous, ils n’ont rien voulu voir.
Ah, ça oui, j’étais bien l’épouse introvertie et timide qu’on a décrite. Mais tout le monde persiste à croire que ça contredit les faits, l’intention. C’est fou ce que les gens veulent croire. Non pas croire à la réalité, mais en leurs propres certitudes. C’est fou ce que les gens, voisins de village comme amis, ont soutenu mon mari pendant le procès. La solidarité que ça a suscité. Encore aujourd’hui, lorsqu’on me croise et qu’on me reconnait, les regards deviennent compréhensifs, chaleureux. Protecteurs. Ça n’est jamais très loin de la condescendance, on l’imagine. Ah, ça, la condescendance, on peut dire qu’on m’en a donné à plus savoir quoi en faire, et ce depuis l’enfance. Oui, timide, introvertie, gentille, répétons-le, c’est bien moi. Je met mal à l’aise, d’abord et puis, une fois qu’on a compris que je ne ferai pas de mal à ne mouche, ça sort tout seul, ça ce déverse. C’est dingue toute cette condescendance qu’ils ont à donner les gens. Allez pas croire qu’il n’y a que les diplômés, les cadres, les bourgeois prospères qui constituent ma famille qui s’y adonnent à cet automatisme, non, non : c’est un luxe dont tout le monde raffole, bien que n’ayant que rarement l’occasion de s’y adonner. Alors quand ça se présente, vous pensez bien. Et n’allez pas croire non plus que pendant le procès et après les aveux, on se tenait subitement à distance de moi, non ! Ça redoublait, ça fusait de partout. Je ne crachais pas dessus. De toutes façons je n’ai jamais pu fonctionner autrement.
Être prise en charge en une seconde nature chez moi, inhérente à la première, la timide. En prison j’étais bien, d’ailleurs; je lisais Shakespeare, il y avait des horaires fixes, des médecins, et puis des femmes, qui redoublaient de maternité. Oui. Les femmes m’aiment. Me soutiennent. La plupart des hommes aussi, même si ça étonne à priori. Toute cette histoire n’y a rien changé, bien au contraire. Ça fait beaucoup de monde en tout cas. Ça faisait déjà beaucoup trop à l’époque. Je suis condamnée à ça. Alors oui, j’ai pété les plombs. Mais lentement. Avec détermination. Je savais très bien où j’allais en venir, comme je l’avais répété lors du procès, sans trop y croire. C’est que je n’ai pas l’habitude. D’être méchante. De ressentir un « sentiment de toute-puissance » comme ont osé l’affirmer certains psy. Les mauvais. Les bons psys eux, ils se bousculaient pour soutenir leur thèse. Le fameux Déni. Ils ont été jusqu’à dire que je ne les avaient pas étouffés, que c’était en les sortant que je m’y était mal prise, j’ai eu beau répété qu’ils étaient sortis tous seuls. Ah ça, les bons psys et leur Thèse, ils ont connu leur moment de gloire, on les a retrouvés partout dans tous les magazines après, jusque dans le bouquin de mon mari. Lui aussi il n’aime pas les mauvais psy, ceux qui avaient glissé à son sujet l’incompréhensible « reconstruction narcissique » et autres « charabias abscons des psys » comme l’écrit un journaliste, juste avant de porter aux nues le grand, le fameux slogan de « déni de grossesse ». Le narcissisme, la toute-puissance, ça ne passe plus. Le déni de réel marche très bien. Ce n’est pas tous les jours que la société peut passer son grand examen de passage des temps modernes, lorsque ses deux icônes sacrées se bouffent l’une l’autre : l’enfant et la mère.
Tout l’enjeu était de savoir si elles allaient s’annuler ou se renforcer. Ça c’est renforcé. La mère peut ne pas aimer, se servir de son enfant même comme défouloir, qu’on se rassure, dans ces cas-là, elle est dans le déni. Lorsque le trop-plein de réel et de frustrations ne peut se déverser, lorsque tous les atroces préjugés faisandés sur la mère innocente, forcément innocente, poussent celle là au crime, au crime parmi les crimes selon ces mêmes préjugés, et bien les préjugés s’en sortent haut la main. Mon avocat a pourtant bien mis de coté le déni pour préférer plaider les circonstances atténuantes, alors que j’ai bien été reconnue responsable, rien à faire, rien ne n’étouffera jamais ces psalmodies. Elles en sortent plus forts qu’avant. Ce qui ne les tuent pas les rend plus fortes. C’est qu’ils ont tout de même transpiré à l’annonce de mes aveux, comme mon mari, pendant un instant. Un concentré de préjugés satisfaits, celui-là. Lui et sa ribambelle de collègues cadres gris et ternes qui ne l’ont, évidemment, à aucun moment laissé tomber, comme lui ne m’a pas abandonnée. Les résultat ADN ? Il ne se les expliquaient pas. J’ai été enceinte ? Impossible, il l’aurait vu. J’ai avoué. Vous pensez que ça l’a fait revoir de fond en comble sa position ? Nullement. Au contraire. Plus proche et protecteur que jamais. C’est qu’il avait ses préjugés d’Innocence à défendre. Il fallait donc que je sois moi-même innocente. Malgré les faits, malgré mes dépositions, malgré ma condamnation. Malgré les trois cadavres. « Il y a de la joie à la maison » a-t-il même déclaré lorsqu’il apprit le verdict, les huit ans, transformés en quatre de préventive; j’allais bientôt rentrer.
Pour défricher un peu plus dans l’Innocence, on en a rajouté. Dans la confusion. Dans l’inversion des responsabilités. Innocents vous-dis-je. On a, l’idée était de lui, évidemment, après que nous ayons décidé de donner une sépulture aux deux cadavres encore existants, proposé à nos deux grands fils de choisir un prénom pour leur deux « frères ». Ils ont choisi Alexandre et Nicolas. Voilà. Ils ont participé au processus, ils sont eux-aussi Innocents dorénavant. Aujourd’hui, ce ne sont bien sûr plus la culpabilité ni la damnation qui s’héritent, se transmettent sur générations et générations, mais l’Innocence. Cette innocence là. Totale. Obligatoire. Jusqu’au boutiste dans son propre aveuglement. Dans ses propres aveux. Rien ne sert de lutter. De toutes façons, je n’ai plus d’utérus. De toutes façon ça n’aurait servi à rien. Quoique, la répétition a toujours quelque chose d’un peu obscène. Ça peut faire craqueler un peu l’édifice. Mais ne nous mentons pas à nous-mêmes, il a été bien consolidé. Il se prémunit contre son propre poids. Et s’il se fissure, ce ne sera encore qu’un moyen, qu’une bonne raison, de s’agrandir. L’Innocence se nourrit du mal qu’elle engendre. Vous pensez bien que mon affaire était pliée d’avance. La vôtre aussi, sachez-le. Car tout cela n’était rien d’autre que le sacrifice fondateur de notre nouveau monde. Libre à vous d’en saisir les transpositions des antiques totems et tabous pour savoir devant quoi on se prosterne. Libre à vous de juger de sa toute-puissance.
Un seul mot me vient là, comme ça : GUILLOTINE.
Vous n’y êtes pas, ce n’est pas tant Véronique C. qui m’intéresse que l’empressement qu’on a mis-et qu’on met encore- à la déclarer irresponsable. C’est qu’il fait sauver nos nouveaux mythes fondateurs.
1-il n’y a pas de mauvaises mères
2-répéter cela en conduit certaine à zigouiller simplement leurs gosses, ces icônes bis
3-devant les faits accablants, on s’empresse de dire que c’est impossible, on invente des slogans psychologistes
4-retour au 1, amplifié et assuré de la jurisprudence sociale du 3
« déni absolu de l’existence de mauvaises mères » en quelque sorte? Ce mari « exemplaire » me fait presque plus peur que sa femme.En tous cas me met très mal à l’aise.
Le Memento maure a raison : ce texte est puissant! 🙂
Ce mari essaye de sauver son foyer, ses deux mômes, tout ce qu’il a construit. Pas sûr qu’il ait pris le meilleur chemin…(le baptême des morts est une horreur qui dépasse Poe. De loin.)Pourra-t-il tenir l’illusion quand tout sera retombée, que le face à face sera là, quotidien? Et si elle la VEUT sa culpabilité, in fine?
« Et si elle la VEUT sa culpabilité, in fine ? »
C’est là, à mon avis, toute la clé du sujet. Qui est un concentré néodostoievskien assez impressionnant.
NB : je ne suis pas certain qu’il cherche à sauver son foyer en priorité, il cherche d’abord à sauver sa propre « innocence » (mélange subtil d’inconscience, de condescendance et d’arrogance-qui ne l’ont pas simplement empêcher de voir et de prévenir les crimes, mais qui ont clairement participé à leur avènement), le reste suit en toute logique, et il est prêt à tout pour ça, réaffirmer le « déni de grossesse » contre les faits, impliquer ses gosses, etc..Les démons quoi, on sacrifie-symboliquement-les trois nouveaux-nés a posteriori pour ne rien savoir de ce que tout le monde sait : personne dans cette histoire n’est innocent* (d’où le titre), alors tout le monde doit l’être.
* sauf peut-être jusque là les deux fils vivants et les trois morts, d’où l’obligation de les faire participer au rituel…