Pourquoi la maman de Houellebecq ?

Il y a une génération, la génération 68 pour ne pas la citer, qui, depuis qu’elle est entrée dans la vieillesse, phagocyte les suivantes pour continuer à coller à l’un de ses mythes majeurs, qui est le mythe de la toute-supériorité de la jeunesse. Hier encore, dans Paris, combien n’ai-je pas croisées de mères d’âge indéfinissable accolées, joue contre joue, à leur fille d’age adulte, les deux pareillement filiformes, coiffées et fagotées de la même manière…

Je les vois d’ici, le soir, rentrant dans le loft vide, en l’absence totale du père, se déshabiller côte à côte devant la glace pour essayer leur shoping du jour. La mère est fatiguée, rembrunie, sa fille est gaie comme un enfant, ses yeux pétillent comme ceux d’un jouet neuf, juste sorti de l’emballage, et qui y retournera peut-être sous peu. Elle que l’on a toujours protégée de la vie est tourmentée de compassion à la vue du corps blet de sa mère qui a par trop vécu :

– Ah ! Que ce pantalon me grossit ! Elles sont grosses mes fesses ! Qu’il me serre ! il faut absolument que je perde du poids pour pouvoir le porter.
– Oh mais que dis-tu maman ? Elles sont parfaites, tes fesses ! J’aimerais être aussi mince que toi. Tu es magnifique !

On l’a protégée de la vie, la petite princesse : ainsi dans les grands yeux brillants de la nouvelle-née resplendit comme en rêve CE monde immobile de paix et d’aisance exaspérées, de désir vierge ; CE monde de désir inextinguible, d’enthousiasme surexcité par la frustration, d’attente et d’espoirs fous que jamais la rencontre du réel n’apaise. Dans les yeux de la petite oie blanche sacrifiée, vit encore le seul monde capable de légitimer l’idéologie du débridons-tout qui justifie le grand gâchis hippie, cet holocauste au feu duquel la mère a calciné son âme et bronzé sa peau à la façon d’un hareng saur. Dans les yeux de sa vestale passive de fille, la mère en perpétuelle révolution, qui fatalement manque chaque jour davantage d’énergie vitale, entretient l’étincelle de ce feu destructeur qui désormais lui manque, celui qui a autrefois tout brûlé, tout mangé, tout mâché : et l’histoire de notre peuple, et son bon-sens millénaire.

Parce que fifille a grandie dans l’aisance à l’écart du monde, on l’a préservée du sens du devoir aussi bien que de celui de l’effort. Parce qu’on lui a instillé l’amour inconditionnel de la nature, le mépris de la culture a suivi. Fifille vénère papa pour son érudition ostentatoire mais n’aime pas lire. Fifille admire maman pour son surnaturel stakhanovisme mais elle est une grosse feignasse. Pourquoi fifille souffre-t-elle donc ainsi silencieusement, dans sa chair, d’une sorte mollesse, de défaut d’acharnement en tout, quasi métaphysique, qui la maintient dans un état de honte permanente vis-à-vis de ses Übermenschen de parents ? ..Sans doute parce que c’est le moyen par lequel elle peut aussi demeurer, au nez et à la barbe des années qui passe, une éternelle « jeune », c’est-à-dire une éternelle mineure, c’est-à-dire dans un état de subordination définitive vis-à-vis d’eux.

Comment, dans ces conditions, fifille – qui n’a évidemment pas fait d’études – pourrait-elle se payer à son tour le confort qui l’a vu naître ; comment, si elle venait à quitter le toit de ses parents, se procurerait-elle donc (éventuellement pour élever sa propre descendance) l’un de ces grands loft parisiens si agréables à habiter, et la garde-robe, et le miroir qui vont avec ? Papa et maman sont nés dans la misère : ils se sont faits tout seuls. Alors par amour pour leur gosses, ils n’ont rien prévu non plus pour elle : à elle aussi, sa vie sera un bildungsroman ou ne sera pas.

Par un beau jour d’été, ils l’ont chiée sur terre comme on chierait une fleur. Ils se sont dès alors enferrés, chaque jour plus profond, dans la confiance en l’avenir la plus béate et aveugle qui soit, puisqu’Elle était venue au monde, la petite étoile capable de relever le flambeau. Ils ont chanté quelques poèmes à sa gloire, ont célébré le superbe « espoir » qu’elle incarnait, espoir jeté à la face hideuse du foutu matérialisme, du foutu capitalisme conquérant. Ils ont écouté les mages lui promettre un avenir glorieux (parce qu’on a beau ne pas être matérialiste, on n’en persiste pas moins à fantasmer à corps perdu amour gloire et beauté pour celle qui porte le nom de la famille), et à partir de là l’ont laissée s’élever toute seule, avec pour unique fratrie une poignée de bonnes intentions et de mots d’ordre flous. Ces romanichels dispendieux n’ont même pas mis un seul sou de côté pour lui faciliter pareille tâche herculéenne. Mieux encore, il ne l’ont jamais préparée à affronter rien d’autre que la gifle sacrée à laquelle il faudrait toujours tendre l’autre joue. Alors, s’interroge-t-elle, par quels deux bouts s’y prendre pour brûler la chandelle qu’elle représente sur l’autel de leur vanité ?

Fifille n’a qu’un atout : elle est un bien de consommation. Ce ne sont pas mille voies qui s’ouvrent à elle, mais seulement deux : soit elle prolonge indéfiniment la jeunesse de ses parents en devenant leur chose, et dans le meilleur des cas meurt avant eux, soit elle offre à quelqu’un d’autre l’exceptionnelle capacité de ses yeux à suggérer qu’un « autre monde est possible »…

***

Fifille est partie se coucher. Ses parents sont encore devant la télé :  ils sont infatigables. Elle prend un bain pour éliminer les tensions de la journée, faire s’éloigner les cris de sa mère derrière le rideau de vapeur… Fifille est épuisée moralement, son corps de vierge demande à l’aide. Il lui faut trouver une échappatoire, ou bien… « Survivre ! Partir ! A tout prix ! » … « Il faut donc que j’offre à quelqu’un d’autre l’exceptionnelle capacité de mes yeux à suggérer quun autre monde est possible », se dit-elle.

Et si ce « quelqu’un d’autre » était un créatif de gauche riche et célèbre? Elle deviendrait peut-être sa muse… Ses parents y verraient sûrement la tant attendue victoire des beaux poèmes qu’ils avaient récités sur son berceau. Fifille cesserait enfin de décevoir infiniment leurs espoirs infinis! Elle leur offrirait même une excellente accréditation par l’exemple de leurs vieilles thèses – à savoir (pour résumer) que les bonnes intentions, le laxisme et la prostitution mènent à tout. Papa et maman auraient de nouveau les yeux qui brillent – ô miracle ! ô fontaine de jouvence ! Et leur mort, encore une fois, serait repoussée d’autant…

D’une pierre deux coups !

10 réflexions sur « Pourquoi la maman de Houellebecq ? »

  1. Restif

    Hélas elle n’aura rien de chiadée ma critique et vous allez être déçue -voilà ce que c’est que de s’annoncer. Je devrai bien m’habituer à boucler mon grand bec; muet,on aurait rien attendu de spécialement affuté. J’ai écrit des tas de mauvaises critiques vous savez, mais bons, les lecteurs sont gentils et ne retiennent que les bonnes.

    Non, c’est très simple, vraiment, j’ai eu envie d’écrire un com dès le texte lu mais j’ai du mal à attraper ce que je veux dire. Aussi aurai-je mieux fait d’attendre « que ça vienne ».Dès fois il y faut quelques jours. Enfin…Alea jacta est.
    Je n’ai rien d’autre à dire que ça : votre personnage est très attachant, il y a dans ce portrait quelque chose de déchirant même. A travers ce personnage c’est toute une génération, toute une époque qui se peint, surtout toute une angoisse, réelle, douloureuse. Il n’est pas ridicule ce personnage, il appelle désespérément l’amour, oui, c’est ça qu’on voudrait avoir la force, le panache, le feu suffisant pour lui donner, gratuitement, l’amour. A côté de ça/avec ça -ça se coagule comme le sang d’une blessure – il y a ce questionnement qui est redoutable d’authenticité :
    « Comment, dans ces conditions, fifille – qui n’a évidemment pas fait d’études – pourrait-elle se payer à son tour le confort qui l’a vu naître ». Là à mon humble avis vous misez dans le mille, vous mettez le doigt sur une silhouette, un personnage de notre époque: ceux qui ont été élevés avec beaucoup d’amour mais pas avec cette rectitude bourgeoise qui exigeait qu’on ait « un métier, un vrai ». On les a laissé ces enfants tant aimés (tant ailés) abandonnés, avec tout un tas de beaux rêves en tête, de superbes connaissances, d’envies immenses, et quelque part c’était la plus belle vacherie à leur faire, parce que maintenant elles-ils savent ce qu’il risquent de perdre, savent ce que la vie à d’impitoyable, de dur, et qu’on ne leur a pas donné les moyens pour s’y battre a armes égales.Et cela, ce n’est pas leur faute, (nous n’aimons pas ce genre de défausse en anarqueland; mais quand il y a du vrai?) mais celles de parents qui pourtant les aiment. Mais ces parents n’ont ils pas choisi précisément de ne pas prendre le risque, nécessaire, de se faire détester ce qu’il faut? comme ces anciens parents bourgeois qui acceptaient que leurs rejetons les maudissent jusqu’à l’âge où une plus juste compréhension des actes parentaux pouvait sortir . Parents qui coupaient les vivres ou du moins en faisait sentir la menace, parents qui vous préparaient à la réalité du monde au prix de l’amour de leur enfant. Ou de l’estime de leur enfant. et maintenant, , en pleine période de fin du plein emploi, de crise, les rejetons de parents qui ont misé sur une grâce spéciale de l’enfant pour qu’il bouffe, ces rejetons se retrouvent dévorés d’angoisse, presque à se voir un jour à la rue.Et comme ils sont « favorisés », personne ne compatit à leur angoisse. C’est là une photographie très juste et elle m’a touchée, c’est tout, désolé de vous décevoir mais je n’ai rien de fouillé à dire. Mais ce personnage me parle bien plus que tant de pseudos héros de romans modernes, parce qu’il est des nôtres, il est notre enfant, et c’est quand même un peu à nous de lui apprendre qu’il à un avenir. Une autre phrase qui m’a marquée-touchée :
    « Ce feu destructeur qui désormais lui manque, celui qui a autrefois tout brûlé, tout mangé, tout mâché : et l’histoire de notre peuple, et son bon-sens millénaire. » Feu ambiguë puisque bien que destructeur, il est une force. Nous avons donc brillé de notre combustion. c’est vrai, si on pense à tout ce qu’on à démoli pour avancer vers des terres peut-être de plus en plus « libres » mais aussi de plus en plus brûlées. Ce manque fait sens, mais pas forcément mauvais sens. Il y a peut-être, sûrement même, je veux désespérément y croire, une autre énergie qui naît de ce manque. Les bergers brûlent des forêts pour que les nouvelles pousses sortent plus vives. Mais il est certain qu’il y a un temps de latence qui a l’échelle de l’individu peut se révéler insupportable.
    Enfin pour le dire bref, je verrai presque dans votre personnage si touchant une allégorie de l’occident, bien qu’il soit campé de manière très réaliste il a ce qu’il faut pour incarner cette sorte de mythe.L’occident d’aujourd’hui.

    « par quels deux bouts s’y prendre pour brûler la chandelle qu’elle représente sur l’autel de leur vanité ? » -Ah, il faudrait se libérer des regards. Très difficiles. En tous cas c’est une forte phrase et, bon, disons le très simplement : le texte en lui-même est fort, ce n’est pas un jeu de virtuose, ça vient des puissances intérieures, l’amertume qui le hisse à un niveau certain s’y dépasse pourtant, réussi à se retourner je ne dis pas en espoir, mais en questionnement. (bhé c’est tout!.rien de bien flamboyant vous voyez. Mais parfaitement sincère).

  2. Irena Adler

    Déçue par vous? Quelle idée!

    Vous savez, Restif, lorsque le critique a besoin de tout son génie pour vanter les qualités d’une oeuvre, c’est en général que l’auteur en manque. Pareil en ce qui concerne les femmes laides, il faut des hommes très intelligents pour trouver qu’elles ne le sont pas.

    Donc je suis bien contente de ne pas vous avoir laissé trop de temps pour l’étudier, votre émouvant commentaire. Ainsi c’est d’abord ma plume qu’il met en valeur… et votre générosité.

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