Monsieur Picard

Si l’on me demande un jour de répondre au questionnaire de Proust, à la question pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence, je répondrais la paresse, et sans hésiter une seconde.

Paresseux, je le suis moi-même au point d’avoir très souvent l’envie de me battre à coups de casquette ou de me donner des coups de pied, travail dont je suis sûr que tout un tas de gens serait prêt à le faire gratuitement parce qu’en plus, je suis observateur et sardonique et qu’assis sur mon canapé, je vise souvent juste, quand je me moque des imbéciles…. Non contente de m’avoir fait un  cul plombé, la nature m’a doté d’un œil de lynx, que voulez-vous…

Je crois du reste que la paresse est le péché le plus universellement répandu en même temps que la cause la moins commentée parmi celles qui causent les catastrophes irréparables …. A l’origine des goulags, si l’on veut bien se donner la peine d’y réfléchir, il y certes des cris de  haine cachés derrière des déclarations d’amour à l’humanité, mais surtout la paresse de tous ceux qui observent et qui ont la flemme de faire le tour et d’aller voir derrière les déclarations d’amour…. C’est en vertu des mêmes raisons que l’Islam s’est propagé comme une flaque et que l’on n’a pas encore bombardé la Mecque comme les tenants de la chrétienté auraient pourtant la légitimité de le faire…. Le Christianisme et l’Islam ont en commun d’appartenir à ce qu’il est convenu d’appeler paresseusement la spiritualité, la religion, voire les religions du Livre, autant de concepts aussi creux que celui de boudin, quand il désigne paresseusement tout à la fois le boudin noir et le boudin blanc, et la métaphore marche aussi avec le chocolat noir et le chocolat blanc…. le chocolat noir, c’est du chocolat, le chocolat blanc n’est pas du chocolat. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la religion chrétienne est une religion, et la religion musulmane n’est pas une religion. Pour comprendre ce genre de choses, il faut se demander cinq minutes ce que veulent dire les mots boudin, chocolat, spiritualité et religion, s’enlever spirituellement les doigts du cul, affronter  la colère des feignasses qui  veulent que personne ne s’enlève les doigts du cul, se faire mal voir, enfin pour le dire d’un mot se donner de la peine.

La paresse a ceci de commode qu’elle constitue le vice le plus facile à dissimuler…. Le Président Georges Pompidou disait des paysans qu’ils sont des fainéants qui se lèvent tôt, et je regrette que personne ne se soit penché sur ce concept fondamental du fainéant qui se lève tôt, lequel est d’ailleurs le rigoureux corolaire de celui de l’intellectuel qui avale des connaissances pour ne pas avoir à les penser…. Les femmes de ménage aussi, sont des fainéantes qui se lèvent tôt… Si on les regarde attentivement, on se rend contre qu’elles passent dix minutes avec leurs balais et dix à s’admirer de passer le balai pour si peu d’argent, en balançant dans la foulée des saloperies sur tout l’immeuble ou sur tout le village.

Le personnage historique le plus emblématique de la race des paresseux, c’est sans doute Adolf  Hitler, dont même les rescapés des camps les plus remontés pensent que son aspect taciturne et solitaire cache un travailleur forcené, alors qu’après le déjeuner, le Führer s’endormait sur son canapé en regardant Derrick et qu’Eva Braun restait dans la cuisine pour suivre les feux de l’Amour…. Adolph Hitler avait d’ailleurs ordonné à Goebbels d’ interdire les disques de Tino Rossi sous le Reich au prétexte que ces roucoulements étaient latins, lascifs et décadents, mais  en vérité, il en avait marre que sa femme se passe ça en boucle dans le nid d’aigle.

Moi, je suis paresseux au point d’en avoir du talent, souvent…. A une époque, j’avais besoin d’argent et d’un travail, j’ai décroché un job d’agent immobilier dans une agence, et je peux témoigner depuis qu’il y a un Dieu dans le ciel qui veille jalousement sur les feignasses…. Après tout juste un mois de travail et ma deuxième vente, je suis tombé sur un client que nous appellerons par discrétion Monsieur Picard, qui devait vendre des dizaines d’appartements  dans les deux ans -il venait d’hériter et voulait  mettre tout son héritage en bourse- et qui m’a tout confié aveuglément…. Il faut dire que ce n’est pas facile à trouver, un type aussi rigoureux dans le travail que moi, auquel on peut expliquer qu’on doit négocier une succession difficile, qu’on est imposé sur les grandes fortunes, que les fonctionnaires sont des enculés de première catégorie tous autant qu’ils sont, que l’Etat est un mal nécessaire et que ce serait sympathique si une vente de 100 000 € pouvait se conclure à 85 000 plus 15000 dans une enveloppe… On ne peut pas demander ce genre de chose à n’importe qui, il faut tomber sur un gars comme moi, avec des convictions et une bonne mentalité…

Avec Picard, je n’ai jamais signé un seul contrat. Il me tutoyait et m’appelait p’tit, et j’aimais les moments où je lui tendais l’enveloppe des 15 000€, qu’il me répondait merci p’tit, et qu’il se payait le luxe de ne pas recompter devant moi…. Il poussait même le plaisir jusqu’à venir aux signatures chez le Notaire avec une heure de retard, cinq minutes avant la fin, en disant au Notaire je dois signer où? Je fais confiance au p’tit.

Très vite, j’ai connu toute sa famille. J’ai d’abord fait la connaissance du père qui venait de décéder et nous laisser ce joli pactole… C’était un monsieur très élégant qui, disait-on, avait fait fortune au marché noir pendant la guerre et qui avait ensuite construit  les boulevards haussmaniens de sa ville…. Un type d’une très grande intelligence, m’a-t’on dit, mais qui aux alentours de ses soixante-dix ans a pénétré dans un ascenseur défectueux qui était encore trois étages en dessous. Dans l’accident, il a laissé ses deux jambes, mais surtout une partie de sa tête…. Figurez-vous qu’après, il donnait des pans entiers de sa fortune à des noirs et des aveugles et que sa femme a même dû le mettre sous tutelle pour l’empêcher de faire le mal et de dépouiller sa famille.

Ensuite, dans un bar, j’ai rencontré la fille de Monsieur Picard, une jolie blonde de vingt ans dont je ne savais pas que c’était la fille de Monsieur Picard…. Dans ces mêmes années, pour que je règle les affaires courantes avec elle, Picard m’envoyait vers l’ancienne secrétaire de son père, une arménienne de soixante-dix ans qui par respect avait encore gardé dans l’arrière chambre de son bureau le lit où Monsieur Picard père l’avait honoré pendant vingt ans, en cachette de leurs conjoints respectifs….

Je connais  gens de toutes sortes….

 
Je connais gens de toutes sortes
Ils n’égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs coeurs bougent comme leurs portes

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