Contre Balzac et contre l’Histoire

Ce qui suit est de Sacha Guitry. C’est donc par définition  assez limité, on aurait envie d’aller plus avant, et c’est justement l’intérêt de ces quelques lignes : à partir d’elle, on peut aller beaucoup plus loin, et sommes toutes, elles constituent une excellente introduction à  une réflexion tant sur la place excessive qu’a pris l’étude de l’Histoire que sur la nécessité de casser le schéma narratif classique et  ne plus décrire la psychologie, l’entourage ou les costumes des personnages de Roman, si l’on veut continuer à faire du Roman.

Suis-je moi-même un historien?
Oui
Mais à la façon d’un peintre.
Je suis un historien comme le fut Louis David quand il composa son
magnifique tableau intitulé le Sacre de Napoléon, où l’on voit, trônant
au centre, Madame Laetitia -alors que notoirement, la Mère de l’Empereur
était à Rome ce jour-là.
Son absence est un fait -et c’est peut-être même un fait historique.
Ne désapprouvait-elle pas, en effet, ce couronnement de Joséphine par
son fils?
Quant à moi je l’ignore -et David, informé, a très bien pu se dire :
– La question n’est pas là, parce que ce fait n’est pas le sujet du
tableau. Je ne peins pas l’absence ou la présence de Madame Mère au
couronnement de l’Empereur -et je ne voudrais précisément pas que cette
absence fût un sujet de distraction. Sa présence est normale, elle est
logique -et je ne tiens pas à passer dans cent ans pour un peintre distrait.
                                                                                           

                                                                                                         
***

Parlons de deux « erreurs » encore.
Nous « tournions » ce jour-là une scène entre le Roi et Madame de
Montespan, scène au cours de laquelle je lui disais :
– Je vous garde à Versailles, et vous exile dans les combles.
La scène terminée, j’allais fumer une cigarette dans la Cour des
Marches, quand l’aimable Conservateur, Monsieur Van der Kemp -devenu
depuis Conservateur en Chef- vint me rejoindre et, non sans bonne grâce,
crut devoir m’aviser que ce n’était pas dans les « combles », mais bien au
rez-de-chaussée de l’aile droite du Château que Louis XIV avait exilé sa
maîtresse.
A l’entendre parler, cette erreur était de nature à compromettre le
succès de l’ouvrage.
Alors, j’ai cru devoir lui répondre aussitôt :
– Le Roi Louis XIV n’avait-il pas assez d’indépendance pour revenir le
lendemain sur décision qu’il avait prise la veille?
Et j’aurai pu lui dire aussi que ma phrase, telle quelle, avait sa
raison d’être, car faire dire au Roi : « Je vous garde à Versailles, et
vous exile dans les combles » c’est la dépeindre mieux que de lui faire
articuler : « Je vous garde à Versailles, et vous exile dans
l’appartement qui se trouve au rez-de-chaussée de l’aile droite du Château. »

                                                                                                       
***

Et, tout naturellement, j’en arrive à cette déclaration formelle de
Paul-Louis Courrier, qui met à cet égard les choses bien au point :
« Plutarque se moque des faits et n’en prend que ce qui lui plaît,
n’ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée
la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa
phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu’on appelle histoire ne
peuvent valoir quelque chose qu’avec les ornements du goût. »

 Sacha Guitry  Si Versailles m’était conté,  préface.

             (Merci à Madame Crevette)

13 réflexions sur « Contre Balzac et contre l’Histoire »

  1. Le Plouc-émissaire

    « Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase »

    C’est à ça qu’on reconnaît les bons écrivains. Et même, si j’ose dire, les honnêtes écrivains…

    Bien sûr, les Pierre Chaunu et autres scrupuleux ont eu raison d’introduire l’histoire quantitative et sérielle, indispensable à la compréhension du pourquoi et du comment de la suite, et donc d’aujourd’hui… Mais avant eux, de Flavius Josèphe à Michelet, etc. les historiens étaient avant tout des écrivains… Et en dernier ressort, le fond doit se tordre aux exigences de la forme pour être lisible (lue, quoi !)

    MA phrase compte plus, en définitive, que la réalité (d’ailleurs souvent présumée) des faits.

    Il y a un passage d’une chronique d’Alexandre Vialatte qui dit exactement la même chose (un texte assez hilarant d’ailleurs, il faudra que je le retrouve pour le mettre en ligne à la rentrée quand j’aurai récupéré ma bibliothèque…)

  2. Didier Goux

    Mais pourquoi mêles-tu Balzac à tout cela ? Balzac se moquait bien de l’histoire, il avait bien trop à faire avec le réel en train de se déployer et l’avenir qu’il voyait sortir de lui.

    De toute façon, le roman correspond à un “moment” historique, lequel est en train de se refermer. il serait donc logique que le roman disparaisse avec lui. Et c’est bien, il me semble, ce qui se produit.

    1. XP Auteur de l’article

      Cher Didier, ce n’est pas Balzac que je mêle à tout ça, mais ce que l’on appelle à tort où a raison « le roman balzacien » (à tort, paraît-il, si j’en crois Restif, et je lui fais confiance. Pour ma part, Balzac ne m’intéresse guère, et il ne m’a laissé aucun souvenir marquant… A l’instar des Hussards, qui ont selon moi raté leur coup pour ne pas avoir tué le Paul Bourget ou le Jules Vallès qui était en eux… Pour ne pas avoir osé destructurer, depoussierer, et pour le coup, incarner vraiment la rupture).

      Sur le fil précédent, on parle de Nabokov, et je défend ce genre de littérature; je pense qu’il faut en finir avec la structure narrative classique et privilégier la subjectivité du narrateur, ce qui implique de prendre ses distances avec le réel. Ca nous renvoie au Nouveau Roman (que j’apprécie, désolé^^), mais aussi à Nabokov, donc, à Céline, à Kafka, et si l’on remonte à l’origine, à l’innovation majeure apportée par Stendhal, avec la scène de Fabrice à Waterloo.
      Or, Guitry parle ici tout à la fois des distances qu’il faut prendre avec les faits historiques et le récit romanesque classique, parce que dans le fond, il s’agit de la même probèmatique…. C’est pour les mêmes raisons et en vertu de la même structure mentale que l’on considère, surtout dans les milieux réacs, Balzac et Chateaubriand comme l’horizon indépassable de la littérature et que l’on à la religion de l’histoire, la religion des faits bruts (et qu’accessoirement on crache sur la peinture « non figurative).

      Pour ce qui est de la mort du Roman, je crois que c’est le bloc de 300 feuillets qui est mort… L’avenir est à mon sens aux textes « autonomes » de quatre pages, lesquels auront chacuns un début, un milieu et une fin, et qui constituront tout de même un tout cohérent…

  3. Il Sorpasso

    D’autant que Balzac savait faire appel au fantastique (Peau de chagrin), mais surtout on peut dire que Balzac est subjectif dans le sens où tous ses personnages sont dotés d’une énergie ( d’une suractivité ?), qui n’est comparable qu’avec celle du créateur de la Comédie Humaine*. De mémoire Muray disait sur le « réalisme littéraire » :  » j’en ai tellement entendu parlé par des types qui n’auraient pas su dire la couleur des yeux de leur femme, sans parler de la découpe de leur chatte, encore moins, bien entendu, de ce qu’elles ont dans la tête »…

    *une des raisons également pour lesquelles ses romans sont si pénibles à lire, et non pas, comme ceux qui l’encensent, à cause de cette surabondance de détails, de soi-disant « réel », au contraire, il faut un cerveau bien shooté à la caféine pour se sentir chez Balzac comme chez soi. Limite speed ou amphétamines. Ca va tellement vite pour lui que tout le monde croit que c’est lent. La vraie lenteur « intrinsèque », à mon avis, c’est plus, justement, chez Céline.

  4. Didier Goux

    Je pense qu’au fond on doit être d’accord. Faire du roman « balzacien » aujourd’hui n’a non seulement aucun sens, mais c’est être une sorte d’anti-Balzac, dans la mesure où lui-même était en rupture avec ce qui se faisait avant lui, mais aussi parce que le roman me semble être par nature balzacien (avec toutes les dissidences, stendhaliennes ou autres qu’on voudra) et que c’est par paresse de langage que l’on continue de qualifier de roman des choses n’ayant que peu à voir avec lui.

    Toute proportions gardées, c’est un peu comme si l’on disait que l’alexandrin hugolien n’a plus lieu d’être et qu’il faut inventer l’alexandrin de quatorze syllabes ou l’alexandrin libre.

    En réalité, peut-être que, pour l’essentiel, le roman demeure balzacien parce qu’aucun nouveau balzac n’a eu la puissance, la « capacité de fusion » pour en faire ce nouvel objet que nécessiterait notre époque. Nécessité que Muray semble avoir sentie, mais qu’il a été incapable de réaliser lui-même.

Laisser un commentaire