Je viens de découvrir le splendide court-métrage Foutaises de Jean-Pierre Jeunet, et je ne serais pas avare du plus beau des compliments : il m’a renvoyé au délicieux souvenir d’Alain Robbes-Grillet, et ceux qui ne font pas semblant d’aimer la Littérature me comprendront.
Je ne sais pas si Jean-Pierre Jeunet l’apprécierait à sa juste valeur, et peut-être même déteste-il Robbes-Grillet, comme souvent les nostalgiques du noir et blanc, de l’enfance et de la France d’avant, mais seulement voilà, je m’en fous…. Dans dix ou cinquante ans, c’est à dire demain matin, il sera mort, ce qui fait de lui, en tant que créateur, le simple locataire de son œuvre…. D’autant diront que moi aussi, je serai mort demain matin, mais il se trouve que j’appartiens à la famille de ses admirateurs légitimes, que c’est elle qui est pleinement propriétaire de son œuvre et qui en retrouvera la pleine jouissance, après le décès de l’artiste.
Ce qui fait la beauté de ce film, c’est qu’il est aussi peu balzacien que possible, que son auteur évite de raconter une histoire et de la structurer pour lui donner un sens. Pour le dire d’un mot, il ne tombe pas dans la facilité consistant à montrer la réalité, et c’est simplement la vérité qu’il s’attelle à faire voir au travers du seul prisme duquel elle peut sortir, à savoir l’œil subjectif et l’esprit désordonné d’un narrateur.
On y apprend qu’un petit pois orphelin dans une assiette, c’est aussi grave que la mort d’une civilisation, que la seconde peut s’éclairer à travers le souvenir du premier, et qu’à moins d’éprouver un profond dégoût pour les choses de l’Art, on peut trouver une mobylette sous un graffiti plus belle qu’une toile de Renoir…. C’est l’œil qui fait l’œuvre… L’artiste n’est là que pour exprimer sa subjectivité, c’est à dire rapporter ce qui défile sous son œil, et ce non pas pour l’imposer mais pour faire une place à LA Subjectivité, pour que le spectateur puisse venir dans la place y déployer la sienne.
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Alors qu’on se promenait dans Paris à la recherche d’un bistrot, mon ami Restif m’a fait remarquer qu’à l’entrée du Procès de Kafka, Alexandre Vialatte a commis une erreur de traduction gigantesque…. En substance, Vialatte écrit en Français Alors qu’il prenait son petit déjeuner, deux policiers sont venus chercher K, tandis que Kafka avait écrit en Allemand Alors qu’il n’avait pas fini de prendre son petit déjeuner, deux personnes sont venues chercher K….. C’est à cause de ce genre de bourdes qu’autant de gens lisent des livres alors qu’eux et la littérature gagneraient à ce qu’ils s’occupent de leurs fesses et fréquentent plus les bowlings que les bibliothèques….
Alors qu’il n’avait pas fini de prendre son petit déjeuner, deux personnes sont venus chercher K, ça ne veut rien dire, aucune place n’est assignée à un sens quelconque, l’œuvre d’art n’est donc pas prise en otage par un quelconque donneur de sens, et c’est ainsi qu’elle peut se déployer, accéder à toutes les dimensions auxquelles il lui est potentiellement possible d’atteindre et prendre si ça veut sourire une tournure spirituelle, comme c’est le cas du Procès.
Les français auraient pu se contenter d’ignorer Kafka et le laisser dans un ghetto, mais ils ont fait bien pire : ils en ont fait une espèce de Courteline sous Tranxène vaguement croisé avec un précurseur de Soljenitsyne, un pourfendeur de l’absurdité administrative et du totalitarisme, alors que son œuvre nous parle du Ciel et de Nous sous le Ciel.
N’en déplaise à beaucoup, la France n’est pas la terre des Lettres, la clarté française l’empêchant de pouvoir revendiquer le titre. Non pas, naturellement, qu’elle n’ait pas donné de très grandes plumes, mais Villiers de L’Isle-Adam, Céline, Beckett, Ionesco et même Proust ne l’ont été qu’au prix d’une sécession radicale et d’une incompréhension de leurs compatriotes qui dure encore, même et surtout lorsqu’ils sont fêtés….. Céline est détesté par le public français de littérature, la meilleur preuve de ce dégoût étant sa manière d’encenser un Voyage au bout de la nuit qu’en lisant, ils réécrivent pour en faire le vingt-et-unième tome des Rougon Macquart.
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Un dimanche midi à la campagne, près de Rambouillet. Avec l’excellent Didier Goux, nous parlons des Tontons Flingueurs, et nous tombons d’accord : très loin d’être le fleuron emblématique du cinéma français, une tranche de french touch couchée sur pellicule, ce film est au contraire un OVNI introduit dans la filmographie française, une perle de l’humour anglo-saxon venue se poser on ne sait comment dans le Paris en noir et blanc des années 60…. C’est en réalité un film comique sans gags, sans recours au comique de situation qui fait la joie du très cartésien spectateur français, et même, d’une certaine manière, sans mots d’auteur, si l’on entend par ce terme des traits d’esprit auxquels un scénario doit servir de prétexte… Si Audiard y fait mouche quelques dizaines de fois, c’est parce qu’il se place en serviteur et que ses répliques ne font qu’éclairer le génie de l’œuvre….
Quand le lion est mort, les chacals se disputent l’Empire. On ne peut pas leur en demander plus qu’aux fils de Charlemagne, c’est drôle parce que c’est placé dans la bouche du notaire Francis Blanche, que celui-ci n’est pas notaire, qu’il est un voyou parmi une bande de voyou, que l’Empire en question ne désigne en réalité qu’une salle de jeu clandestine, un bistrot et un vulgaire trafic d’alcools, qu’il n’est pas expliqué pourquoi le faux notaire est pris pour un notaire ni pourquoi ces quelques affaires minables sont censées former un empire, que tout cela est parfaitement absurde, et que l’absurdité se prolonge jusqu’à l’hilarité… On est ici bien plus proche d’en attendant Godot que de la Grande Vadrouille ou de Monsieur Chasse, et j’affirme qu’en se plaçant au service de ce chef d’œuvre de l’absurde plutôt que de s’écouter parler comme le premier Sacha Guitry venu, Audiard s’est paradoxalement rapproché d’un grand comme Beckett tout en s’éloignant des pets de l’esprit d’un Jules Renard, n’en déplaise à ceux qui le citent comme on se raconte des histoires belges avec la pédanterie en plus, en faisant hu hu hu à la fin de la citation.
D’ailleurs, Les Tontons Flingueurs n’ont obtenu qu’un succès relatif à leur sortie, mais plus encore, si l’on en juge aux scores des films faits les années suivantes par la même bande (Lautner, Audiard, Ventura, Francis Blanche…), les spectateurs ont souvent du sortir des salles en faisant la gueule…. Il a fallut vingt ans à ce film pour devenir véritablement un triomphe, le temps nécessaire pour s’adapter à des codes étrangers.