Je me souviens, le soir

En ce mois de Juillet au cours duquel vient d’être nommé à la tête de France Télévision le promoteur de la série télévisée française « plus belle la vie », France deux diffuse la deuxième saison de ce qu’il convient d’appeler, d’après moi, un chef d’œuvre, unique dans ce genre, la série québécoise Minuit, le soir*. A l’obscénité de l’amoncellement de clichés divers et avariés dans lesquelles les masses baigneuses viennent barboter tous les soirs sur la trois, répond en creux, au milieu de la nuit, une remarquable mise en scène impressionniste issue de la belle province. Déjà le titre : Minuit, le soir. Incohérence, répétition, précision superflue ? En apparence. Impressionniste, donc rappelant les émotions peintes dans l’inconscient qui déboulent sans ménagements à l’esprit par associations. Il est minuit, mais ce mot, ce moment, ouvre la porte aux nuits, soirées qui par leurs particularismes, leur vécu enraciné dans la mémoire, en font par rappel quelque chose d’unique, se complétant, interrogeant celui qui les porte.

La télévision, c’est l’image certes, mais une image ô combien encombrante, déjà là, partout, qu’il convient d’expliciter de dialogues, de situations, de successions interminables, de rebondissements de contes de fées, de Deus ex Machina plus ineptes les uns que les autres dans le cas de ce succès immonde qu’est « Plus belle la vie ». C’est le village mondialisé du babillage émotionnel, du verbiage féminin, qui tourne en rond, les milles et une journées de ce monde contemporain totalement vidé de sens, d’authenticité, d’inéluctable, empaillé, empêtré dans sa fuite permanente par le discours devant l’angoisse du silence qui rappel l’absurde des existences. L’opposée de l’émotion véritable, enfouie, enterrée, incommunicable que parviennent pourtant à transmettre les caméras, la musique et le montage de Minuit, le soir. Les dialogues, confinant aux gags, à l’humour, au grotesque avoué, bref, à l’échec, s’interrompent sans cesse, se prolongent comme trois points, ne trouvent aucune conclusion, dans la réalisation du Montréalais Daniel Grou, pour laisser place quelques secondes à ce qui se passe dans la tête des protagonistes, ce qui se passe, ce qui se dit, malgré eux. Mini-séquences comme des routes parallèles, des itinéraires bis, soulignées des vibrations d’un violoncelle mélancolique et fataliste, souvenirs-flashs désagréables, scénarios improvisés devant une décision à prendre ou moments ratés surgissant comme des fantômes, associations d’images, de paysages, de souvenirs qui prennent leur autonomie et mènent celui qui médite malgré lui, qui vit, vers des révélations aux couleurs surréalistes. L’inconscient, la mémoire, parlent. Quelque chose se trame en coulisse, tout le temps, pour peu qu’on veuille l’écouter, pour peu que l’on arrête de vouloir couvrir, ensevelir sous une conversation stéréotypée ce qui monte, ce qui palpite, ce qui danse même, dans l’incapacité de trouver les mots justes ou en appelant aux clichés du monde moderne et autres réconforts psychologiques abjects. Les personnages sont poursuivis, harcelés, par ces images qui répondent en sourdine aux situations insensées de leur existence, ces appels d’une âme errante.

Minuit, le soir, c’est l’histoire de trois videurs ringards de Montréal dont la boîte se fait racheter par une ambitieuse jeune femme qui veut la transformer en club tendance. Ils sauvent leur emploi mais se prennent le monde moderne en pleine gueule. A la fois gardiens gauches, ahuris attentifs, infirmiers maladroits, ils sont l’inverse des malabars robotisés que réclame le glamour en toc des lieux de nuits tendances. Rattrapés par la modernité, par ce monde qui veut oublier en toute sécurité sa non-vie, son non-travail, son non-passé, responsables de ces hordes abruties et désirantes de jeunes urbains branchés et infantiles, dans cette ville qui se bat dans un combat perdu d’avance pour rester à la frontière entre vieille Europe et Nouveau Monde. Ces trois types qui ont un train de retard sur la société, embarqués de force, sont de banals cabossés de la vie, dont on découvre au fur et à mesure les cicatrices, sans voyeurisme ni sensationnalisme. Travailler sans gloire dans le monde de la nuit, c’est déjà mettre un pied de côté. Mais les boites à oubli que sont les night-clubs pour jeunesse urbaine ne peuvent que les renvoyer, à travers les ivresses et l’érotisme agressif des autres, le bruit et le narcissisme qu’ils doivent contenir, à leur solitude, à cette incapacité à communiquer qui les plongent inexorablement dans une douloureuse spirale, ne connaissant que quelques moment de répit et de chaleur.

Marc l’ancien marine enfant battu, Louis l’obèse impuissant, Gaétan dont la femme et le fils d’une ancienne vie ont disparu, trois prénoms et trois gueules recrachés par la modernité**, s’assoient sur un banc à un moment incertain de la journée, emmitouflés à cause du froid nord-canadien et ne disent rien. Ou parlent par paraboles noires et ironiques. De la mort. Donc de son inverse. Pudeur virile du silence. Solitudes affectives ne réclamant ni soutien prolixe, ni oreille hypocrite, ni psy de supermarché ou talk-show hystérique qui ne feraient que nier leur vécu, perdues entre un passé qui se rappelle sans cesse à eux et un présent qui ne leur offre que l’insoutenable obligation au dialogue et à l’éclate. Nulle issue.

Le verbiage ostentatoire et la fusion alcoolisée sous baffles poussées à fond ne sont qu’une des nombreuses tentatives de guérison de cette incommunicabilité éternelle, mais niée comme jamais, de ces instants de passion, de compréhension, forcément ratés, manqués, mais dont on ne peut guérir, sinon au prix d’une disparition en tant qu’individus dans l’impudeur du cliché et de l’obscène étalage narcissique. Livrer ses souvenirs et ses douleurs aux multiples interprétations charcutantes, psychologisantes, maternantes, de la dissolution par la masse standardisée du discours n’est pas non plus donné à tout le monde, et nos trois boiteux naviguent parfois sans enthousiasme sur les eaux de l’intégration sociale, tentatives -tristes et drôles- d’adoption d’un lifestyle et de ses navrants compromis sociaux, à l’image de Louis téléphonant dans un faux mobile pour faire croire à des collègues, en phase avec ce monde et qui le méprisent, qu’il est moderne, qu’il a des amis modernes et une vie sociale moderne, qu’il est cool, mais qui est finalement obligé d’avouer que c’est un faux lorsqu’il doit appeler les urgences suite à un accident idiot.. Ça rate et ça n’arrête pas de rater, c’est ironique sans être sarcastique, c’est noir sans être morbide, cru sans être voyeuriste. Il faut en effet passer par là pour éviter les écueils artistiques du genre télévisé. Et ça va même plus loin, car l’impasse elle-même est incertaine, du moins si on a encore assez de couilles et d’intelligence pour parler de foi à la télévision, ou du moins, de son absence qui saute aux yeux.

Dans une scène-clé, Marc, harassé de solitude affective, amplifiée par l’accumulation de déprimants coups d’un soir, veut retirer de son jardin les croix plantées sur les tombes des animaux domestiques qu’il a possédés mais qui sont tous morts de manières accidentelles et grotesques. Les animaux comme métaphores des tentatives de relations humaines débouchant dans l’impasse absolue de l’harmonie relationnelle ou amoureuse entre êtres humains. Marc choisissait leur nom au hasard dans le dictionnaire- noms qui se rapportèrent le plus souvent au corps, ou à la maladie, d’ailleurs-c’est à dire qu’il reconnaissait, au fond, le caractère inéluctable de certains évènements de la vie, de toutes ces choses qu’on ne peut contrôler, modeler, éviter, qu’on ne peut que subir et accepter. S’enfonçant de plus en plus dans la solitude, Marc ne supporte plus ces croix-injuste fatalité, passé insurmontable, douleurs trop lourdes, échecs indépassables, qui rôdent-et, dans une scène surréaliste, essaye de les arracher mais découvre qu’elles ont pris racines. L’inéluctable révèle l’identité, en même temps qu’il pose la question du sens, de l’injustice, des peines. Trois croix élevées finissent pas rappeler les trois croix de la crucifixion sur le mont Golgotha. Jésus, celui qui le renie, celui qui le croit. Il est à ce carrefour, Marc. Comme les autres protagonistes de la série. A la barre horizontale, rêvée, puis haïe par frustration, de l’harmonie entre humains, d’un bonheur inaccessible, vient s’apposer la verticalité seule à même de supporter l’insupportable. Unique réponse possible au Pourquoi. On n’est pas obligé de l’accepter, mais il faut au moins souligner, cesser de faire comme si c’était si facile de croire que ça ne se pose pas.

Non, vraiment, cette série dont les créateurs ont admirablement décidé qu’elle ne pouvait durer plus de trois saisons, malgré son succès, afin d’en préserver l’essence, afin de ne pas en rajouter, permet enfin à ce genre d’atteindre des sommets, en ringardisant tout ce qui a été fait jusqu’ici, en ridiculisant tous les artifices pesant, lourds, des autres productions ridicules, qui ne parviennent qu’à s’enfoncer un peu plus dans ce qu’il faudrait justement fuir pour exprimer quelque chose : le bruit, le dialogue et l’oubli comme remèdes. Tout comme ces séries sont des échappatoires cheap pour des téléspectateurs muets dans un monde assourdissant de discours-déversoirs de douleurs forcément nombrilistes, parce que fausses dès qu’elles s’expriment, c’est à dire dès qu’on croit qu’on peut par là leur donner un sens rationnel, non transcendant, dès qu’on croit qu’on peut les dissoudre par leur exposition forcée aux autres alors que c’est la vie même de ceux qui les porte que l’on évente, et la dignité de chacun avec. La pudeur virile du silence partagé comme reconnaissance ultime de l’autre, témoignage désormais obligatoirement muet de l’absurde condition terrestre ? Pour une fois que la télé se trahit en donnant à voir la beauté d’hommes qui s’éloignent, qu’on ne considère qu’au fur et à mesure qu’ils nous échappent, qui existent mille fois plus à chaque pas distant.

*Tous les Dimanche de Juillet, à Minuit, deux épisodes de la saison deux, sur France 2…
**la VO est en français du Québec, la télé française a jugé utile de traduire en français de France, là encore, la moulinette fait son travail

6 réflexions sur « Je me souviens, le soir »

  1. la crevette

    Magnifique, vraiment magnifique et je pense personnellement que la vie peut se résumer à cette expression unique :

    « Ça rate et ça n’arrête pas de rater »

    L’homme véritable est celui qui surmonte ces ratages, qui les accepte, qui les prend comme il peut sur lui, qui enlace sa croix .
    (cette croix que le pauvre Marc veut retirer un moment car il n’en peut plus et qui a pris RACINE)

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