Il y a des années que je n’ai pas fait d’autostop et je m’aperçois bientôt que la situation a bien changé en Amérique. Plus personne ne consent à vous prendre. Les longues voitures rutilantes passant lentement, narquoises, arborant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel – avec aussi des teintes pastel, roses, bleues, blanches ; la mari est au volant, affublé d’un énorme et ridicule chapeau de « vacancier » et d’une visière de joueur de baseball qui lui donne un air parfaitement stupide. A côté de lui, Bobonne, maîtresse de l’Amérique, ricane derrière ses lunettes noires ; même si lui acceptait de me prendre, moi ou un autre, elle ne le laisserait pas faire. Mais sur les deux sièges arrière, il y a les enfants, des millions d’enfants de tous âges ; ils se battent, ils hurlent, la crème glacée à la main, ils renversent la vanille sur les housses de tartan. Il n’y a plus de place de toute façon pour l’autostoppeur, et pourtant on aurait peut-être pu autoriser le pauvre type à prendre place, comme un tireur débonnaire ou un meurtrier silencieux sur la plate-forme arrière, derrière les sièges ; mais non, hélas, il y a là dix mille valises de costumes et de robes bien nettes, impeccablement repassées et de toutes les tailles ; ainsi ils auront l’air de millionnaires, quand ils s’arrêteront dans un restoroute manger des œufs sur le plat avec du bacon. A chaque fois que le vieux a froissé son pantalon, elle l’oblige à en prendre un autre, à l’arrière, et lui, il file doux, bien qu’en secret il regrette certainement de n’avoir pu se payer, cette année, comme au bon vieux temps, une petite partie de pêche, seul ou avec ses copains. Mais l’autorité de Bobonne l’a emporté sur toutes ses aspirations ; maintenant, en 1960, ce n’est plus le moment de désirer le Grand Fleuve aux Deux Cœurs, le vieux froc en accordéon, les poissons enfilés bout à bout sous la tente et, le soir, le feu de camp et la bouteille de bourbon. C’est l’époque des motels , des restoroutes, on apporte des serviettes à tout le monde dans la voiture, on fait laver la carrosserie avant de repartir chez soi. Et s’il a envie d’explorer l’une quelconque des routes secrètes et silencieuses de l’Amérique, il sait qu’il n’y a rien à faire, c’est la femme qui mène la barque, elle ricane derrière ses lunettes de soleil en consultant la carte routière – préalablement marquée d’un grand trait bleu et distribuée par des employés cravatés et empressés, aux vacanciers américains qui doivent aussi porter la cravate (bien la peine d’aller aussi loin !) la mode est aux chemises de sport, aux chapeaux aux larges bords, aux lunettes noires, aux pantalons repassés, et il faut aussi que les premières chaussures du bébé soient plongées dans la dorure avant d’être accrochées au tableau de bord. Et moi, je suis là, sur cette route, avec cette saloperie de sac mais aussi sans doute sur mon visage cette expression d’horreur qui me vient de toutes ces nuits que j’ai passé assis sur la plage, au pied des noires falaises géantes ; ils voient en moi un être farouchement hostile à tous leurs rêves de vacances et naturellement ils vont leurs chemins. Cet après-midi là, donc, cinq mille voitures, ou en tout cas trois mille au moins, sont passées devant moi et aucune ne s’est arrêtée. Au début, je ne regrettais rien. En voyant ce magnifique bord de mer qui s’étend jusqu’à Monterey, je me suis dit : « Je peux y aller à pied, vingt bornes, ce n’est pas le Pérou. » Et puis, il y a des tas de choses intéressantes à voir : les phoques qui glapissent sur les rochers en contrebas et puis les collines de l’autre côté de la route, les vieilles fermes tranquilles, avec leurs murs en rondins, ou encore les murailles qui surgissent soudain, le long des prairies rêveuses dans lesquelles les vaches paissent et s’ébattent avec grâce, face au bleu infini du Pacifique. Mais je porte des chaussures aux semelles minces, le soleil chauffe dur le macadam de la route et je commence à avoir des ampoules qui crèvent dans mes chaussettes. Je continue mon chemin en boitillant et je commence à me demander ce qui m’arrive. Je m’assois au bord de la route pour regarder ce qui se passe. Je sors ma trousse à pharmacie, je mets de la pommade, un tampon d’ouate et je repars. Mais la température torride qui s’ajoute au poids du sac et à la chaleur du goudron augmente la douleur que me causent les ampoules et je finis par me rendre compte qu’il me faut à tout prix monter à bord d’une voiture si je veux atteindre Monterey.
Jack Kerouac, Big Sur ; Folio, p. 65 – 68
Ce n’est qu’à partir de « maintenant, en 1960, » que j’ai compris que vous citiez un texte qui a cinquante ans.