A propos du « Quai de Ouistreham »…
Voilà un livre magnifique qui nous sort de l’égotisme parisien et mondain du moment, un texte pur comme un diamant qui se soucie d’un monde que la littérature refuse, récuse, exècre, méprise (les “gens de peu” pour le dire dans les mots du regretté Pierre Sansot), un travail littéraire qui est en même temps sociologique et politique sans être pédant, universitaire ou militant, un fragment d’autobiographie sans narcissisme, un remarquable travail de psychologie à la française dans l’esprit des Caractères, de La Bruyère, un récit qui hisse le journalisme à la hauteur de l’oeuvre d’art, quand bien souvent on doit déplorer l’inverse, un texte qui mélange le style sec de Stendhal, l’information de Zola, la vitesse de Céline – et quelques nains éructent en postant leurs “commentaires” !
Voilà donc ce que nous dit, entre autres, le bouffonnesque Michel Onfray du livre”
de Florence Aubenas, le désormais best-seller “Le quai de Ouistreham”. Si Mike Steve a déjà relevé la débilité ontologique d’Onfray concernant les commentaires internet, je vais me permettre de revenir sur l’”ouvrage”. Parce que je l’ai lu. En entier. Et ça mérite une médaille. La lecture, pas l’ouvrage, hein. Le style, d’abord. Indigent. Besogneux. Répétitions infinies. Un long article de journaleux à ras le réalisme socialiste-formica étiré sur 270 pages écrit en très gros. Et je ne parle pas que de la typographie. Une peinture torchonnée des “petites gens” à grands coups pénibles d’anecdotes pompières et de citations retenues pour leur sentimentalisme à la Prévert, une pagnolade du nord-ouest fourrée à la naïveté moutonnière. José a une grosse moustache. Paulette rêve de s’acheter un écran plat. Bernard est classé cotorep. On prend le café chez fanfan avec des gaufrettes au chocolat. Passer l’aspirateur (”on dit “être d’aspi” » : voyez l’immersion !) c’est fatigant. Les ménages, c’est dur. Les horaires découpés de la saloperie. Le smic horaire, c’est pas donné. Le CV c’est de la foutaise. Pôle emploi, c’est une usine à gaz administrative assez terrifiante. Il existe une solidarité du travail même précaire. On drague, on divorce, on se marie, on couche, on a eu une enfance, une adolescence, des parents. On milite, on s’engueule, on se réconcilie, on vote, on ne vote pas. Empilage de poncifs. Il faut vraiment être immergé au quotidien dans des ratiocinations nombrilistes pour découvrir quoi que ce soit dans ce livre. Tout correspond, jusqu’au moindre grossier détail, à l’idée prémâchée qu’on s’en ferait de près ou de loin. Et c’est comme ça photos sépias des pudiques paroles tendres du vécu touchant des vraies gens simples d’aujourd’hui tartinées à chaque ligne au point qu’on ne distingue une page d’une autre, ni, surtout et c’est là l’essentiel, un personnage d’un autre. Anna Gavalda sous assédic, prétention reportage en caution. La combinaison jackpot.
Une fois le livre terminé, on se dit que non, jamais on ne verra plus les choses du même oeil.
En dit une journaliste du Monde. L’inverse donc de ce qu’il en ressort. On voit les choses exactement de la même façon qu’auparavant. Quoi ? Il faut avoir été au pôle emploi pour s’en faire une idée ? Très bien. C’est vrai que c’est le bout du monde, pour un journaliste parisien, le pôle emploi. Grand reporter de guerre minimum pour oser tenter l’aventure. Prévenir l’ambassade. Avoir un guide fiable. Arriver à nouer des contacts avec la population autochtone. Ne pas se faire démasquer (ça risque quand même d’être le plus dur, ça).
Ces gens-là sont journalistes.
Ou philosophes.
Le seul intérêt du livre d’Aubenas, c’est de pouvoir mesurer, une fois de plus, et dans un grand éclat de rire (Stendhal, Céline et Zola !) la distance qui NE sépare PAS ces gens-là du “réel” (et donc qui les sépare de la littérature, au passage, sans parler de la “politique”, de la “psychologie” ou de la “sociologie”).
J’ajoute que c’est justement parce que tout cela est conforme à l’idée-juste- que l’individu lambda, celui qui a justement au minimum un orteil dans le “réel”, peut s’en faire, qu’il n’y a strictement rien à en tirer de littéraire, sociologique, psychologique ou politique; tout ce dont, d’ailleurs, ceux qui en appellent à ces développements en font comme par hasard une soudaine économie. A la limite, la seule substance littéraire qu’on pourrait en tirer serait liée à la terreur qu’on ressent à constater que le réel n’est plus qu’un immense cliché, et que ceux-journalistes ou écrivains à gros tirages- qui y contribuent sont les premiers à ne pas s’en apercevoir. C’est normal, ils en font aussi partie.
Soyons clair, si ce livre hésite tout du long et aussi lourdement entre le reportage périmé et le mauvais roman, c’est que son auteur ne parvient pas à distinguer les deux dans le réel. Pire : elle ne le veut même pas. Aubenas n’interrompt pas ce cercle virtuel, au contraire, son sentimentalisme, qu’elle s’imagine inconsciemment être l’outil idéal pour nous rapprocher d’une existence concrète, nous enfonce un peu plus à chaque pas dans ce bourbier, à chaque ligne transpire sa volonté féroce de partager l’existence de ces gens, de ces femmes, au prix de la sécrétion continue d’une tendresse pudique de la solidarité qui confine à l’overdose de sucre d’autant plus indigeste qu’on la devine parfaitement sincère. La volonté de fusion prédomine tout. Parce que, malgré tout, et c’est cela l’invraisemblable qui ne saute pas aux yeux des révoltés à carte de presse qui crient si faussement à l’exclusion : ce n’est pas une quelconque authenticité de ces petites gens qui les rend si sympathiques à leurs yeux, mais, malgré (ou à grâce à, amplification faisant preuve) leurs déboires, leur même amour absolu de cette époque. Ils sont justement sévèrement inclus. Ils font partie du tableau, ils y ont une place, en vue, connue et reconnue. Et, surtout, ils jouent le jeu, ils sont des bons précaires (il n’y que cela) comme il y avait des bons sauvages : adonnés corps et âmes aux clichés que répandent les médias, aux désirs, aux coups de gueules et aux espoirs fidèles et sans surprise de ce temps. Donc sans dangers. Prévisibles, infantilisés, attendrissants, ils ont réellement des attitudes, et surtout des mots, d’enfants : on peut les aimer d’un amour sans risque qui ne craint plus la morsure. Rien de ce qu’ils font, pensent ou disent ne saurait être non-conforme à un article du Monde ou de Libé ou à un documentaire de France Deux sur la précarité.
La seule ombre en arrière-plan, le truc insoutenable, serait d’avoir affaire à des gens qui “s’excluent” d’eux-mêmes, c’est à dire qui refusent de porter le poids des clichés, qui désireraient autre chose que ce que ce monde juge désirable, qui seraient donc capables de sombrer Dieu sait où, dans un truc inaccessible aux journalistes semble-t-il. Des gens qui déraperaient, comme on résumerait alors avec une inquiétude non feinte, pataugeant dans un territoire hostile puisqu’incompréhensible, où le GPS du vivrensemble s’affolerait. Quelque chose d’inaudible assurément, mélange de misanthropie et de liberté. Rassurez-vous, on n’en rencontre pas dans ce livre.
On n’y rencontre d’ailleurs personne : on croise des figurants. Pour éviter cela, il aurait fallu qu’Aubenas ne cherche pas à les aimer à tout prix avant même de les rencontrer, ces précaires, c’est à dire à ne pas les faire rentrer d’office dans ces cases, ce vocabulaire, cette syntaxe, ce style pético-médiatique si convenu qu’il efface toute consistance, qu’il absorbe la vie et transforme tout l’Etre en dialogue de téléfilm. Mais tout imbibée qu’elle est de l’incapacité congénitale de ce monde à s’imaginer un refus, une défaite, une déconvenue amoureuse, un ailleurs, ceci lui est impossible. La routine de son témoignage ne se prend aucun bâton.
Florence Aubenas n’immerge donc nulle part ailleurs que dans l’époque, son époque, parfaitement conforme, parfaitement collectivisée, parfaitement prévisible, parfaitement englobante, parfaitement solidaire, parfaitement maternante, et prie tout le monde de croire qu’on plonge avec elle. Immersion. Comme si elle était capable ne serait-ce que de conceptualiser quelque chose en dehors. A l’écart. Pour de vrai.
C’est du journalisme d’émersion que réclament furieusement ces temps.